Par Martine Chaponnière* et Silvia Ricci Lempen, Ed. d’en bas (Lausanne) avec la Fondation Emilie Gourd (Genève), 2012.
Ce livre a pour ambition d’aller au-delà d’un bilan des conquêtes du féminisme et de la liste des revendications à formuler pour lutter contre les inégalités. Il se propose d’entrer au coeur des débats, parfois conflictuels et contradictoires, qui animent le mouvement féministe actuel. Comment les féministes comprennent-elles la persistance des inégalités et quelles actions mènent-elles pour les supprimer? Si les termes du problème ont évolué depuis les années 1970, la théorie féministe elle-même s’est diversifiée et a emprunté de multiples directions. Elle a notamment fait son entrée dans les universités sous la forme des gender studies. Ce livre cherche à montrer que, de nos jours, se dire féministe et agir en conséquence implique de se positionner entre des approches théoriques foisonnantes et de s’attaquer à des problèmes qui peuvent paraître inextricables, parce qu’ils remettent en question la définition même de l’humain.
Les féministes de tout bord réfléchissent, débattent vivement et tentent d’apporter des solutions à des problématiques essentielles : l’existence ou non d’une différence significative entre les sexes, la pertinence de l’utilisation d’instruments comme la parité et les quotas en politique, les enjeux de la violence, de la pornographie et de la prostitution, la question du voile et du respect du multiculturalisme, les outils pour penser la maternité et l’amour, la présence ou non d’une identité sexuelle irréductible. Autant de sujets actuels pour la compréhension desquels ce livre offre de nombreuses pistes, sans clore le débat, témoignant de la diversité et de la vitalité de la pensée féministe contemporaine.
*Martine Chaponnière, docteure en sciences de l’éducation, est spécialiste de l’histoire et de la formation des femmes. Elle a été chargée de cours en études genre à l’université de Genève jusqu’en 2010. Elle est actuellement présidente de la Fondation Emilie Gourd, présidente de SOS Femmes Genève et membre du comité de rédaction de Nouvelles Questions Féministes.
Compte- rendu de l’ouvrage par Marie-Carmen Garcia, Lectures, Les comptes rendus, 2013, mis en ligne le 24 janvier 2013.
Le principe de l’égalité des sexes fait aujourd’hui l’objet d’un consensus largement partagé dans les démocraties contemporaines. Il semble si bien installé dans nos sociétés que la question de l’égalité entre les hommes et les femmes est souvent considérée comme réglée. Pourtant, lorsqu’on porte le regard au-delà du principe et que l’on s’attache aux trajectoires sociales, aux conditions d’existence, aux représentations, aux stéréotypes, aux pratiques, aux discours, à la politique, au travail ou à l’amour, on constate que la notion « d’égalité des sexes » est loin d’être consensuelle. Ainsi, comme le soulignent Martine Chaponnière et Silvia Ricci Lempen, l’idéal de l’égalité des sexes tarde à se réaliser. Au cœur de la problématique sociale et politique de l’égalité entre les hommes et les femmes se trouve en réalité la question de la différence entre les sexes. Les sexes sont égaux en droits mais ils sont toujours pensés, dans les représentations ordinaires comme fondamentalement différents. La féminité continue ainsi d’être fermement chevillée à la maternité et à l’élevage des enfants ; la masculinité est toujours pensée comme reliée à l’activité professionnelle.
En outre, la conception de la différence sexuelle ne fait pas l’unanimité à l’intérieur du féminisme. Du féminisme matérialiste élaboré dans les années 1970 aux théories queers apparues dans les années 1990, en passant par les thèses différentialistes, postcoloniales ou postcolonialistes, la question de la « différence » ne trouve pas de réponse univoque. En décortiquant les concepts et les arguments des principaux courants féministes, cet ouvrage permet de se faire une idée claire des enjeux théoriques mais aussi politiques et sociaux que recouvrent les thématiques de « l’égalité » et de la « différence ». Après une mise au point concernant la définition du genre qui rappelle que celui-ci est un système social comprenant deux groupes n’ayant pas le même pouvoir, le livre amorce une revue des thèses féministes et des théories du genre en dix chapitres.
Le premier s’intéresse au passage du féminisme militant au féminisme intégré dans les États. Il s’attache à expliquer comment le féminisme a été institutionnalisé aussi bien par la mise en place de « politiques du genre », que par le développement de questionnements féministes à l’intérieur de politiques publiques ou encore par l’institutionnalisation des recherches féministes. Le deuxième chapitre explique les théories contemporaines de l’égalité en convoquant particulièrement le féminisme matérialiste apparu dans les années 1970. Il montre comment celui-ci a rompu avec les conceptions naturalistes de la bipartition sexuée de l’humanité et mis en évidence la construction socio-historique des sexes à l’intérieur du système patriarcal. Cette conception du genre est au principe des luttes pour l’égalité entre les hommes et les femmes dans tous les domaines de la vie sociale. Elle est mise en parallèle, dans le troisième chapitre avec la théorie différentialiste, née durant la même période et qui considère, quant à elle, que les différences entre hommes et femmes sont fondamentales et que le combat féministe doit s’attacher à « l’égalité dans la différence » en valorisant la féminité.
Les chapitres quatre, cinq et six traitent de l’application concrète du féminisme dans les domaines de la politique, du travail et de la culture. Les auteures montrent que dans la sphère politique, il ne « suffit pas d’ajouter des femmes et de remuer », la mixité formelle étant insuffisante pour annuler le pouvoir patriarcal. Sont ainsi mis en évidences les enjeux féministes de la « parité » et des « quotas ». En ce qui concerne l’univers professionnel, les analyses soulignent les effets négatifs en termes d’égalité des sexes des politiques des dispositifs de « conciliation » de la vie familiale et professionnelle et traitent également de la place centrale du care dans la relation entre femmes et travail. Enfin, l’impact du « postféminisme » dans les arts, les médias, la publicité et la culture est analysé sous l’angle du « retour larvé du patriarcat » à travers la déconstruction des catégories de sexe que cette approche implique.
Les chapitres sept, huit et neuf, quant à eux, font le point sur des théories nouvellement entrées dans le champ du féminisme : le féminisme postcolonial ou postcolonialiste d’une part et la queer theory de l’autre. Le premier met en question l’unité du « groupe femme » soulignant les rapports de « race » qui le structurent. Le second dénonce le prétendu caractère naturel de l’hétérosexualité et vise la déconstruction radicale des catégories de sexe. Enfin, le chapitre neuf s’attache à un domaine relativement peu exploré par le féminisme et pourtant central pour saisir les rapports intra et inter-sexes : l’amour. Les auteures montrent qu’il s’agit de la « grande affaire des femmes ». Les hommes sont certes impliqués et intéressés par les affaires de cœur mais leur position est différente de celles de femmes. D’une part, l’amour entre individus de sexes différents est fondé sur la « passion de la différence » et une érotisation de la virilité, ce qui constitue un obstacle à l’égalité des sexes. D’autre part, l’amour maternel est socialement érigé en vertu féminine supérieure contraignant les femmes à la maternité et ainsi à l’enfermement dans la sphère domestique. Cela dit, Martine Chaponnière et Silvia Ricci Lempen soulignent que cette approche matérialiste de l’amour et du rapport des femmes à la maternité ne vient pas à bout de l’analyse des implications sociales de l’expérience exclusivement féminine et insupprimable que représentent la gestation et l’engendrement. En conclusion de leur livre, après l’exploration de différents domaines de la vie sociale sous l’angle des différentes théories féministes et une révision de principaux concepts de celles-ci, les auteures affirment que le féminisme représente toujours une véritable force de changement social.
Cet ouvrage représente une référence précieuse pour ceux et celles qui souhaitent avoir une vision claire des enjeux théoriques qui travaillent le féminisme actuellement. Il constitue également une excellente initiation aux « études de genre » ainsi qu’une synthèse rigoureuse et fort utile pour les étudiant-e-s, les enseignant-e-s, les chercheuses et chercheurs familiarisé-e-s avec les problématiques de genre et l’histoire du féminisme. Tu vois le genre ? est écrit dans un langage clair et accessible qui ne cède en rien à la profondeur des analyses et à la rigueur du propos. Les chapitres sont bien reliés entre eux, des connexions explicites sont réalisées entre les différentes théories et les différents courants. On peut ainsi aisément saisir quelles sont les convergences, divergences, héritages ou ruptures entre différentes approches du genre. Au final, cet ouvrage est d’une lecture agréable et très intéressante que l’on soit profane ou initié-e en matière de féminisme.
Emission Babylone sur RTS Espace 2 du 7 novembre 2012. Martine Chaponnière et Silvia Ricci Lempen au micro de Laurence Froidevaux et Nancy Ypsilantis:
Quelques autres publications
Articles, dossiers et éditoriaux sur l’ensemble des questions de genre parus chaque mois dans le mensuel Femmes Suisses entre 1983 et 1991.
Vers une éducation non sexiste(1987), Lempen-Ricci, Silvia et Thérèse Moreau (éds.), Lausanne : Réalités Sociales
«Repenser la subjectivité» (1987), Revue Suisse de Sociologie, vol. 13, n.2. pp. 241 à 25
«La meilleure amie de l’homme» (1988), UNI Lausanne n.55, La femme à l’Université, pp. 14 à 16
«Une battante peut en cacher une autre» (1989), Présences, revue de l’Alliance Culturelle Romande cahier n. 36, La guerre des battants, pp. 135 à 14
«La féminisation de la pauvreté : une conséquence de l’inégalité des sexes» (1990) , in Gilliand, Pierre (éd.) Pauvretés et sécurité sociale , Lausanne : Réalités Sociales, pp. 190 à 199
«Et comment ferons-nous pour rester deux ?» (1991), Présences, revue de l’Alliance Culturelle Romande cahier n. 38, Deux sexes, c’est un monde, pp. 211 à 224
«Des femmes en politique, pour quoi faire ?» (1991) in Masnata, François et Claire Rubattel (éds.), Le Pouvoir suisse 1291-1991 .Lausanne : L’Aire, pp. 369 à 375
L’activité professionnelle des femmes : Pour une approche éthique»(1991) in Blanc, Olivier et Pierre Gilliand (éds.) Suisse 2000 : Enjeux démographiques, Lausanne : Réalités Sociales, pp. 165 à 170
«Travail des femmes et infrastructures» (1991) in Despland, Béatrice (éd.) Femmes et travail, Lausanne : Réalités Sociales, pp. 141 à 14
«Victoria et moi, ou le métalogue impossible» (1991), Cahier IES n. 37, Parole d’usagère : la prise de parole d’une requérante d’asile
«Des spaghettis ?» in Heilman, Christa (Hrsg.) (2005) Sprechen & Verstehen Band 23. Kommunikationskulturen intra- und interkulturell.Festschrift für Edith Slembek. St.Ingbert : Röhrig Universitätsverlag, pp. 229-231
Compte-rendu de l’ouvrage «Le foulard islamique en questions»(Charlotte Nordmann, dir.) (2006) Nouvelles Questions Féministes, vol. 25 (1), pp. 140-143
«Colloque NQF. Le travail, outil de libération des femmes ?» (2007)Nouvelles Questions Féministes, vol. 26 (3), pp. 133-141
Nouvelles Questions Féministes (2009) vol.28 (1), Figures du féminin dans les industries culturelles contemporaines. Coresponsable de la coordination et co-auteure de l’éditorial, avec Valérie Cossy, Fabienne Malbois et Lorena Parini.