Opinion parue dans Le Temps du 19.12.17
L’écriture inclusive n’est pas un «faux problème», comme l’estimait Alain Rey, âme du dictionnaire Le Robert, dans une interview parue dans Le Temps du 2 décembre. Bien au contraire, le sexisme congénital de la langue française est un problème énorme, et qui sera de plus en plus perçu comme tel, dans la mesure où la langue est le lieu où les rapports de pouvoir (entre femmes et hommes, mais pas seulement) à la fois se construisent, s’expriment et se renforcent. Mais c’est un problème pour l’instant insoluble.
D’après Alain Rey, qui se déclare acquis à ce qu’il appelle «l’idéologie» de l’égalité, «il faut d’abord que les mentalités changent pour faire bouger la langue». Son argument : «Faire quelque chose contre l’inconscient collectif (…) ne peut pas marcher». En un sens il a raison, mais c’est le serpent qui se mord la queue, la langue étant justement l’instrument de la perpétuation du sexisme dans l’inconscient collectif.
Pour essayer de mieux cerner la difficulté, je propose de faire une distinction entre les divers usages de la langue, ceux sur lesquels il est possible et souhaitable d’agir pour favoriser l’égalité sociale, et ceux qui ne se prêtent pas à ce type d’intervention.
Partout où la langue est utilisée dans un but essentiellement instrumental, c’est-à-dire partout où elle ne renvoie à rien d’autre qu’à la lettre du message qu’elle est chargée de transmettre (offres d’emploi, règlements d’institutions, courriers administratifs etc.), la généralisation de l’écriture inclusive est à mon avis hautement recommandable. Elle ne provoque strictement aucun dégât culturel, puisqu’elle n’interfère pas avec la signification, a priori univoque, du message en question : il y a un poste à repourvoir, une séance des cadres est convoquée etc. Elle ne fait qu’expliciter, dans un but pédagogique, l’inclusion de la catégorie «femmes» parmi les personnes concernées par le message.
La lourdeur de certains formulations peut agacer (les professeurs et les professeures de la Faculté sont invité.e.s…, les pompiers et les pompières sont recruté.e.s…), mais c’est le (petit) prix à payer pour ancrer au moins dans la conscience collective (dans l’espoir que cela finisse un jour par percoler dans l’inconscient !) l’idée qu’une professeure d’université ou une pompière est aussi légitime et surtout aussi «naturelle», qu’un professeur ou un pompier. En somme, partout où la langue n’a pas d’autre prétention que de dire ce qu’elle a l’air de dire, il n’y a que des avantages et aucun inconvénient sérieux à le lui faire dire aussi au féminin.
En revanche, partout où la langue vaut par elle-même – par ses propriétés esthétiques, rythmes et sonorités, et surtout par la prédominance de sa dimension symbolique sur sa dimension littérale – pratiquer l’écriture inclusive revient à introduire un éléphant dans un magasin de porcelaine. Je pense en particulier à l’écriture littéraire, prose et poésie, qui repose plus que toute autre sur l’ambivalence des significations et le jeu délicat des références imaginaires.
En littérature, utiliser ostensiblement la langue pour rendre visible le féminin, c’est prendre le risque de rompre tout le complexe et fragile équilibre sémantique d’une scène ou d’un poème. Pour donner un exemple caricatural, si je tente de décrire l’ambiance dramatique d’un incendie (pure hypothèse), je ne vais pas écrire que «les pompiers et les pompières sont arrivé.e.s trop tard», non seulement parce qu’une phrase de ce genre pèse une tonne, mais aussi parce que l’étrangeté de la formule détournerait l’attention de l’essentiel de ce que je veux dire, qui n’a rien à voir avec l’éventuelle présence de pompières sur le terrain.
Pour dire ce que nous voulons dire, en littérature comme dans toutes les formes d’écriture qui ouvrent un espace d’interprétation entre les mots et leur signification, nous n’avons d’autre choix que d’utiliser une langue sexiste, enracinée dans un inconscient sexiste, sous peine de massacrer le sens de ce que nous écrivons. On peut utiliser diverses astuces, comme je l’ai fait dans cet article, où je suis arrivée, s’agissant de mes propres propos, à n’utiliser aucun masculin faussement universel sans pour autant recourir aux honnis petits points de féminisation. Mais la structure de la langue, on ne peut pas la changer. En littérature, il faut trouver d’autres moyens – justement, littéraires – pour réinventer un imaginaire séculairement marqué par le sexisme de la langue.