Opinion parue dans Le Temps du 10 décembre 2015
Le Temps a publié récemment un texte de l’écrivain et poète Tahar Ben Jelloun, intitulé «Comment parler du terrorisme aux enfants». En bonne grand-mère, je me suis précipitée dessus. Il est vrai que mes trois petits-enfants (6, 4 et 3 ans) sont encore un peu jeunes pour s’intéresser au terrorisme, mais autant éviter de me faire prendre au dépourvu. D’ailleurs, si le petit vit encore dans son monde fantastique, les deux plus grandes se posent déjà beaucoup de questions sur le bien et le mal et sur la mort.
Tahar Ben Jelloun est de l’avis – que je partage – qu’il faut oser affronter avec les enfants les problèmes difficiles de notre époque. Il imagine donc un dialogue où il explique à un enfant ce que c’est qu’un djihadiste et comment on le devient. Le djihadiste est prêt à sacrifier sa propre vie pour massacrer ceux qu’il appelle les «mécréants». Pourquoi ? Parce qu’on lui a fait des «promesses mirobolantes» s’il fait le choix de mourir en martyr. L’enfant veut des exemples. Eh bien, répond l’adulte, «si on donne sa vie en sacrifice, on ira directement au paradis, où on serait attendu par des filles vierges et une vie mille fois plus belle que celle d’ici-bas».
A ce stade, mes petites-filles demanderaient sans doute : «Vierge, ça veut dire quoi ?» Mais supposons qu’elles aient quelques années de plus, et qu’elles connaissent déjà un peu «les choses de la vie». Retrouver une bande de copines vierges au paradis, ça ne leur paraîtrait pas le summum de la béatitude, elles préféreraient nettement un crédit illimité chez H&M… Pas comme le jeune interlocuteur de Ben Jelloun, qui reçoit cinq sur cinq et s’exclame «Ouwaaa !»(précoce, le petit gars ; mais quand on veut faire son Socrate, on ne s’embarrasse pas de quelques invraisemblances).
Tahar Ben Jelloun est un écrivain de langue française, lauréat, entre autres, du Prix Goncourt ; on peut donc supposer qu’il connaît parfaitement la signification du mot «enfant», telle qu’on la trouve, par exemple, dans le Petit Robert : «être humain dans l’âge de l’enfance». On peut même supposer qu’il est de toute bonne foi en croyant s’adresser aux enfants des deux sexes et leur tenir un discours universel. L’ennui, c’est que le djihadisme est bien une idéologie sexuée et que tout effort pédagogique à son propos devrait prendre en compte cette donnée fondamentale.
Primo, si on veut que l’enfant se représente à quel point est délicieux le paradis tel qu’il est promis aux martyrs de la guerre sainte, il faudrait préciser d’emblée qu’il est réservé aux garçons, et aborder de front la question de savoir si quelque chose d’équivalent est destiné aux filles martyres. Evacuer cette asymétrie, supprimer l’imaginaire des filles en les forçant à le calquer sur celui des garçons (bref, à s’exclamer «Ouwaaa !» à l’idée de vierges à gogo), c’est conforter, sans s’en rendre compte, la violence anthropologique qui anime les terroristes. Et secundo, il faudrait amener l’enfant, fille ou garçon, à se demander ce que signifie la réduction des femmes au statut de récompense sexuelle pour les hommes. Le sexisme est constitutif du terrorisme djihadiste, pourquoi les spécialistes (dont je ne suis pas) oublient-ils si souvent de le souligner?
Le djihadisme est une perversion de l’islam, qui pratique de concert avec les autres monothéismes l’assimilation de l’être humain au masculin. Comme tous les fondamentalismes et les fanatismes religieux, le djihadisme exacerbe ce que l’on peut appeler l’androcentrisme foncier des textes sacrés. Les progressistes et les démocrates de toutes les religions ont désormais compris que la restitution aux femmes de leur identité de sujets spirituels est une démarche indispensable pour combattre efficacement les abominations commises au nom de Dieu. Et s’il est vrai, comme l’affirme Tahar Ben Jelloun, qu’il faut aider les enfants à comprendre les convulsions du monde dans lequel elles et ils sont appelés à vivre, il faut impérativement leur dire cela aussi.