Publié sur ce site le 30 mars 2010
L’un des résultats les plus vexants des élections régionales italiennes est la non-élection d’Emma Bonino au poste de présidente de la région Latium. Ex-ministre aux Affaires européennes et au Commerce extérieur, ex-députée et commissaire européenne, actuellement vice-présidente du Sénat, Emma Bonino défendait les couleurs de la gauche, mais pas seulement. Engagée dans la défense des droits humains et contre le nucléaire, militante de la libéralisation de l’avortement, elle est aussi une grande figure du féminisme italien, dont l’élection à la tête de la région de la capitale aurait constitué, entre autres avantages, une magnifique victoire symbolique sur le climat délétère de sexisme instauré par Berlusconi dans la sphère politique italienne. Oui, la gagnante de droite, Renata Polverini, est elle aussi une femme. Compétente et plutôt sympathique, paraît-il. Mais on aurait mieux aimé avoir une présidente de région qui n’aurait pas été exposée, à l’avenir, à la répétition de petites scènes telle celle qui s’est déroulée lors d’un de ses derniers meetings électoraux. N’oublie pas, lui a dit en substance le Cavaliere, que si tu es élue, en tant que ton chef, je réclame un droit de cuissage….
[Lors de la première parution de ce texte, je renvoyais à une video parue sur le site de l’émission «Otto e mezzo», sur la chaîne italienne «la 7», qui n’est désormais plus accessible.]
Moins de trente ans, plutôt grande et mince et de longs cheveux bruns : pas de doute, cette fille a de quoi tenter sa chance. Son ambition ? Figurer sur une liste du Peuple de la Liberté (PdL, la formation de Berlusconi) pour les élections régionales italiennes. Elle passe un bout d’essai, mais ça ne va pas comme elle voudrait. Les sélectionneurs sont impitoyables : son maintien laisse à désirer, son nez est trop prononcé et ses seins manquent du volume requis. De plus, elle ne sait ni chanter, ni danser, ni déclamer avec conviction une réplique théâtrale… Bref , un désastre, mademoiselle, n’insistons pas, vous n’êtes clairement pas faite pour vous occuper des affaires publiques. .
Bien entendu, il ne s’agit que d’un gag, réalisé par une candidate d’une liste de gauche ; mais il y a tout lieu de penser que la fiction rejoint la réalité, s’agissant des méthodes de recrutement d’un parti qui s’était déjà distingué, lors des élections européennes de l’année dernière, en recherchant activement, pour ses listes, des femmes ignares en politique mais jeunes et très décoratives – les fameuses «veline» (ou show-girls potiches des émissions télévisées). Interviewé récemment sur les clés du succès en politique, le Cavaliere répondait du reste, égrillard, que tout dépendait du «personnel féminin»: «et dans ce domaine, je m’y connais !».
Parmi les multiples et diverses turpitudes de Berlusconi, les médias italiens et étrangers ont fait grand cas de ses frasques sexuelles, impliquant des escort girls de haut vol et même une mineure napolitaine. En fait, vu ce qui a filtré sur la qualité des performances nocturnes de M. S.B. – qui après tout, le pauvre, est un septuagénaire – on peut se demander si sa consommation effective n’est pas largement en-dessous de ses fantasmes. Quoi qu’il en soit, le patron de l’Italie n’est ni le premier ni le dernier homme de pouvoir à avoir un goût immodéré pour la chair fraîche. Ce n’est pas non plus ni le premier ni le dernier macho d’Italie ou d’ailleurs à cultiver l’idéal du harem : après tout, tant pis pour celles qui s’y laissent prendre. Ce qui est infiniment plus grave – mais dont on parle beaucoup moins – c’est que, grâce à la puissance de feu médiatique du Cavaliere ( qui dans ce domaine n’a pas encore besoin de Viagra), son machisme privé a contaminé l’espace public, se transformant non seulement en stratégie électorale et en technique de gouvernement mais – pire encore – en culture nationale dominante.
Car il n’y a pas que la politique, c’est toute la société qui est retombée à un stade pré-féministe, via notamment l’influence de la télévision, seule source d’information pour la majorité de la population. La télévision fait tacitement sienne la règle des deux S chère depuis toujours aux mâles italiens : ce qui compte chez une femme, c’est «Seno e Sedere» (les seins et le derrière). La télévision traite comme une évidence la pratique du «cadeau de femme» dans les affaires de corruption. La télévision répercute complaisamment les propos du chef du gouvernement félicitant, par exemple, les entreprises de distribution d’avoir de «belles vendeuses»… Stade pré-féministe ou plutôt stade post-féministe, celui de l’association triomphale de l’hypermoderne société du spectacle avec les charmes archaïques de la femme-objet.
«Nous en avons marre de nous entendre dire avec un sourire sournois, à la radio, à la pharmacie, à la télévision : il n’y a pas de quoi à en faire tout un plat, il y a des choses bien pires…», écrivent les signataires d’un appel intitulé «Io non considero normale» («Je ne trouve pas normal»). Existe-t-il encore des Italiens, se demandent-elles, qui ne trouvent pas normal que les femmes soient réduites au rang de monnaie d’échange dans les relations personnelles et professionnelles, dans la politique, dans la communication ? Ou bien sont-ils tous devenus comme ça ?
A voir l’apathie généralisée de la population face à ce problème jugé mineur, voire inexistant, c’est bien la deuxième hypothèse qui semble être la bonne. Un succès électoral d’Emma Bonino aurait au moins propulsé sur le devant de la scène une politicienne capable d’une résistance radicale au système néo-sexiste dominant. Caramba, encore raté.