Opinion parue dans «Le Temps» du 4 avril 2007
Au début de son ouvrage L’Etude et le Rouet, la philosophe française Michèle Le Dœuff raconte comment, lors de la soutenance d’une thèse sur Kant, un membre du jury trouva bon de rappeler à la candidate que tous les grands commentateurs de Kant avaient toujours porté la barbe. Le temps est révolu où l’on interdisait aux femmes d’étudier la métaphysique, sous prétexte que leur faible cervelle était inapte à la comprendre. Néanmoins, le message était clair: chère Madame, vos efforts sont méritoires, mais foncièrement, vous n’êtes pas des nôtres.
Dans un article publié le 8 mars dernier – Journée internationale des Femmes – un journaliste et écrivain romand prétendait rendre hommage à la production littéraire féminine, dont la force réside, écrivait-il, non pas dans le maniement des idées, mais dans «le lien charnel, tripal ou affectif» que «notre amie la femme» (sic) entretient avec la matérialité de la vie. Là aussi, le message était sans équivoque: les femmes qui écrivent sont désormais acceptées dans la communauté littéraire, mais elles sont confinées dans la cour des petites, celle où l’on ne prétend pas s’attaquer aux grands thèmes intellectuels et politiques dont traitent les grands écrivains.
Les exemples de ce type pourraient être multipliés. Au début du XXIe siècle, le sexisme primaire (celui de l’exclusion explicite) est loin d’avoir disparu, mais l’obstacle le plus coriace à la réalisation de l’égalité entre les sexes, surtout quand ce qui est en jeu est le pouvoir, symbolique ou concret, réside dans un sexisme que l’on pourrait qualifier de secondaire, qui avance masqué et use de l’injonction paradoxale: une femme peut devenir un grand commentateur de Kant, pourquoi pas, mais à condition d’avoir une barbe; une femme peut écrire de bons livres, pourquoi pas, mais à condition de rester la meilleure amie de l’écrivain, donc a priori son inférieure en écriture. C’est un sexisme de ce type-là, encore largement impensé, qui est à l’œuvre dans l’actuelle campagne présidentielle française.
Pour la première fois, une femme est en position de se retrouver au deuxième tour. Quelques citoyens égarés estiment peut-être encore qu’une femme est par nature incapable de diriger l’Etat, mais les élites politiques (de droite et de gauche), intellectuelles et médiatiques l’affirment haut et fort: une femme candidate, c’est un candidat comme les autres. Donc, si elle est incompétente, gaffeuse et dépourvue d’idées, si elle se limite à jouer sur le registre des sentiments faute de maîtriser le registre de la pensée, on ne va pas se priver de le dire, sous prétexte qu’il se trouve que c’est une femme. On le dirait de même si de tels travers affligeaient les candidats masculins – par un pur hasard, comme c’est curieux, ce n’est pas le cas (ceux-là se rasent le matin).
Ce qui est aussi un pur et malheureux hasard, c’est que les insuffisances dont on fait grief à Ségolène Royal sont justement celles que l’on a toujours attribuées aux femmes en tant que catégorie pour démontrer l’illégitimité de leur présence dans la sphère publique. Par exemple, Kierkegaard estimait que «les voies de la réflexion» sont pour les femmes «une aberration», et que seules lui sont ouvertes «les voies faciles de l’imagination et du cœur». «Parlez d’amour à la femme, de sympathie, de charité, elle vous comprend; de justice, elle n’en reçoit mot», renchérissait Proudhon. Sexiste, celui (Alain Finkielkraut) qui a résumé la personnalité politique de Ségolène Royal avec la formule «vide compassionnel»? Vous n’y pensez pas.
Ce qui rend le discours sur Ségolène Royal particulièrement difficile à analyser en termes de sexisme, c’est que les reproches qu’on lui adresse font écho à une irritation de fond provoquée par la mutation contemporaine de la notion de politique: brouillage de la distinction entre la droite et la gauche, triomphe de la démocratie d’opinion et de l’opportunisme, passage d’un fonctionnement rationnel à un fonctionnement basé sur l’empathie, déclin de la figure du «grand homme» (avec un petit h) censé s’ériger en guide de la nation. Régis Debray le déclarait à ce journal: «Vous n’avez plus des gens qui écoutent un leader, mais un leader qui écoute les gens […] ». Si on cherche des poux à Ségolène Royal, ce serait parce qu’elle est perçue comme l’incarnation de ces déplorables phénomènes, et non parce qu’elle est une femme. Mais on ne peut pas évacuer de l’analyse l’étrange coïncidence entre les tares (réelles ou supposées) du champ politique contemporain, dont une femme, Ségolène Royal, serait l’emblème, et les tares séculairement attribuées au «féminin». Ce que l’on déplore, dans le contexte politique actuel, c’est la fin de la loi du père, le début du règne de la maman.
Que l’on assiste aujourd’hui, en France et ailleurs, à une tendance vers l’abaissement du niveau du champ politique, cela est évident. Que la politique de la hauteur ou de la grandeur dont la population semble ainsi se détourner ait jusqu’ici été consubstantiellement incarnée par des figures masculines, cela est tout aussi incontestable. Que Ségolène Royal elle-même ait surfé sur l’idée ambiguë d’une «féminisation» du champ politique, cela crève les yeux. Il est dès lors impossible de dissocier, dans le discours tenu sur elle, les jugements théoriquement asexués et les stéréotypes sexués (valorisés ou méprisés). Ce que l’on peut voir clairement, en revanche, c’est l’injonction paradoxale à laquelle la candidate Royal s’est trouvée confrontée: être à la fois un non-homme (ce qu’elle est de toute façon) et un candidat comme les autres (les grands, tous des hommes) à la présidence de la République française.