Conférence donnée le 14 avril 1999 dans le cadre des «Entretiens du mercredi» des Etudes Genre de l’Université de Genève
Je vais commencer par vous lire et commenter deux extraits d’un roman assez peu connu, «Le Tentateur», de l’écrivain autrichien Hermann Broch.
Peut-être trouverez-vous cette première partie de ma conférence un peu déroutante, et passablement éloignée du sujet qui vous a été annoncé: «Femmes et culture : consommation, gestion, création». Ce titre laisse en effet prévoir une analyse comparative des comportements culturels des deux sexes, éventuellement basée sur le sol bien ferme des statistiques.
J’aborderai effectivement ce thème dans la deuxième partie de mon exposé. Mais je souhaite tout d’abord tenter de vous transmettre le sentiment de vertigineuse complexité que j’éprouve chaque fois que je tente de réfléchir à la problématique de la culture en relation·avec celle du sexe. Cette complexité, je ne la maîtrise pas, et je ne peux que vous inviter à y plongeravec moi, peut-être à vous y perdre avec moi. Mais cette plongée, cet éventuel égarement me paraissent une démarche nécessaire pour nous éviter, à moi et à vous, de nous mettre sur les rails trop lisses des oppositions simplistes et des idées reçues.
«Le Tentateur» est le dernier roman de Hermann Broch. Il a été publié à titre posthume en 1953, sur la base de trois versions laissées par le romancier à son décès, en 1951. Il se déroule dans une communauté villageoise montagnarde d’Europe centrale des années 30 de notre siècle. Les deux personnages qui dialoguent dans le premier des deux extraits que je vais vous lire sont Marius, un illuminé qui a fait irruption dans la communauté, et la Mère Gisson, une vieille femme, guérisseuse par les plantes, qui incarne une certaine forme de sagesse ancestrale.
«Viens ici, Marius, je vals te dire ce qu’est la vérité des femmes et la connaissance des femmes!» Elle se penchait un peu du quadrilatère lumineux de la fenêtre et la tiède fraÎcheur de l’obscurité caressait ses bandeaux gris et lisses. «Oui, aussi approche et écoute… les femmes savent souvent que dans toutes les apparences et la tromperie de ce monde, il existe quelque chose qui a toujours existé et sans doute existera toujours, quelque chose de très simple… » Elle s’était arrêtée, toute à sa méditation, et Marius demanda à voix basse : «Quoi?» «Oui», dit-elle, méditative et d’une voix aussi basse, où il est vrai, commençait à percer une gaÎté dissimulée. «Pour être simple, on peut bien dire que ça ne peut pas l’être davantage, si simple qu’on en a seulement la sensation et qu’il faut du temps avant qu’on sache également ce que c’est… et c’est le réel, rien d’autre, absolument rien d’autre, simplement ce qui existe réellement. .. et c’est sans doute aussi qu’il faut que les gens soient heureux pour pouvoir vivre. Mais c’est la mêmechose, et c’est aussi simple et réel…. voilà toute la connaissance des femmes, Marius… l’as-tu maintenant compris?»
Le romancier nous décrit ici l’attitude à la fois attentive et ironique de Marius, puis continue à donner la parole à la Mère Gisson:
«L’as-tu compris», répéta-t-elle en le contemplant. «Le bonheur…ça paraît bien simple, et ça l’est aussi… Mais on ne peut pas tromper sur la marchandise, tellement tout est simple…Le bonheur n’existe que là où un arbre est un arbre et la terre est la terre et un humain est un humain. Oui, Marius, là où chaque chose est aussi simple et aussi réelle qu’elle l’est naturellement, voilà où on peut le trouver et, en s’y prenant autrement, on ne mettra pas la main sur lui… et ce qui existe réellement, les hommes ne veulent pas l’apprendre, c’est trop simple pour eux, ils ne veulent pas l’apprendre… »
Un peu plus loin, la Mère Gisson explique à Marius pourquoi l’homme, contrairement à la femme, a de la peine à entrer en contact avec le réel:
«Le réel – et l’on eût presque dit qu’ici la voix devenue encore plus grave se parlait à elle-même – le réel, il ne veut sans doute pas le sentir parce qu’il veut se le construire à lui-même, parce qu’il faut qu’il se le construise à lui-même… c’est la tromperie qu’il se construit et l’apparence qu’il construit pour pouvoir extraire le réel de l’intérieur du monde, morceau par morceau, et patiemment, et en cherchant…. voilà la connaissance de l’homme et le bonheur de l’homme… »
Et quand Marius sortant de son silence, demande à la vieille femme: «Mère…où est le réel?», la Mère Gisson répond: «Ecoute, Marius – sa gravité sereine s’assourdit encore d’un ton – notre pauvre conaissance de femme, elle peut être petite, elle peut être grande et elle peut devenir belle et heureuse dans sa réalité, mais elle ne grandit pas… nous ne pouvons pas l’accroître, nous pouvons seulement la tenir et la retenir…. il nous faut la tenir et la conserver. Elle repose … c’est cela, elle repose et son repos et son bonheur elle les trouve dans le réel, et c’est là aussi qu’est notre amour. Mais votre amour à vous est différent, c’est un amour d’homme, il ne connaît pas de repos, vous l’avez quand vous cherchez et vous voulez savoir. Votre amour, comme la connaissance masculine, est sans repos et dans la souffrance que la multiple et trompeuse apparence lui fait endurer, car il faut qu’il la perce comme une racine perce la pierre….oui, c’est cela la réalité masculine, et c’est cela l’amour d’homme, une croissance sans fin, voilà ce que c’est… – le petit rire remonta alors jusqu’à sa gorge – et probablement, c’est justement pour cela que nous vous aimons, sottes femmes que nous sommes… mais apprendre cela d’elles, Marius, tu ne le peux pas, il n’y a pas de femme de qui tu pourras apprendre… – elle s’interrompit un peu, amusée, puis reprit avec un clin d’œil – tout au plus peux-tu en avoir l’expérience chez l’une d’entre elles…. voilà, c’est comme ça, on ne peut rien y changer, il ne faut pas se plaindre que ce soit comme ça…. »
Dans ce passage, la Mère Gisson, sous l’apparence d’un discours assez décousu et répétitif, fait une synthèse impressionnante d’une forme d’appréhension du monde qui, connotée négativement, a été de tout temps prêtée aux femmes par les hommes, histoire de démontrer la supériorité de ces derniers, mais qui, connotée positivement, a été aussi revendiquée par les femmes elles-mêmes à travers les âges, jusqu’à devenir le noyau du «féminisme de la différence» contemporain.
La notion qui revient le plus souvent dans les propos de la Mère Gisson est celle de simplicité; elle renvoie à l’idéal d’un accès naturel aux choses et aux êtres, à la réalité, par contraste avec la complexité et l’intellectualisation de l’approche masculine. La connaissance des femmes est caractérisée par la tautologie; son aboutissement n’est autre que la vérité déjà contenue dans la réalité: «un arbre est un arbre, la terre est la terre, un humain est un humain».
L’homme – le mâle – cherche autre chose dans la réalité que ce qu’elle est, il veut créer un plus en se mettant en relation avec la réalité; et ce faisant il ouvre la voie aux apparences et à la tromperie, contrairement à la femme, qui ne peut pas être dans l’erreur. L’homme cherche, construit, veut percer la réalité – métaphore transparente de la pénétration sexuelle – alors que la femme tient, retient, conserve et se laisse envahir par ce qui est, sans résistance. C’est pourquoi la femme connaît le repos et le bonheur, alors que l’homme est voué à l’inquiétude et à la souffrance. La femme assure la permanence de l’être, alors que l’homme vise son accroissement.
Il est clair que, pour la Mère Gisson, la «connaissance des femmes» a une supériorité sur celle des hommes, parce qu’elle permet d’accéder au bonheur et à la vérité. Cette connotation positive, on la retrouve, comme je le disais tout à l’heure, dans tout un courant du féminisme contemporain, qui s’oppose à l’idéologie conquérante masculine et qui revendique des valeurs féminines spécifiques associées au respect de l’environnement, au pacifisme, au multiculturalisme, à une spiritualité en prise directe avec le cosmos.
Mais en même temps, la Mère Gisson affirme que la «connaissance des femmes» est une connaissance« pauvre» – elle utilise ce terme – et elle note que les femmes aiment les hommes justement parce qu’ils en sont dépourvus, reconnaissant par là implicitement qu’elles éprouvent un manque, et qu’elles ne peuvent pas se satisfaire de parcourir et reparcourir indéfiniment le cercle horizontal de leur propre univers.
Ces allusions à peine esquissées à l’incomplétude de la «connaissance des femmes» nous renvoient à la connotation négative dont elle a été massivement marquée à travers les siècles dans notre civilisation occidentale. Ce sont en effet les valeurs traditionnellement incarnées par les hommes – la soif de savoir, le goût de l’exploration, l’ambition intellectuelle et politique, l’inquiétude métaphysique – qui ont fait l’histoire, qui ont permis à l’humanité de se développer dans le temps. Certes, ce développement n’a de loin pas toujours été synonyme de progrès, et il s’est fait dans le sang et dans les larmes, dans cette souffrance dont parle la Mère Gisson. Mais la véritable condition humaine a le plus souvent été identifiée, en Occident, au mouvement et au tourment plutôt qu’au paisible repos dans l’immobilité de l’être.
La culture est par définition ce qui médiatise la perception de l’être, ce qui introduit la dimension symbolique dans l’appréhension de la réalité. Elle constitue cet accroissement de la réalité qui, d’après la Mère Gisson, est l’objectif de la connaissance masculine. Dès lors, la culture a été traditionnellement considérée comme l’apanage des hommes, alors que les femmes étaient plutôt identifiées à l’immuabilité de la nature. Cela, vous le savez, et je ne crois pas avoir besoin de développer ce thème. En revanche, j’aimerais vous inviter à affiner votre regard sur le texte que je vous ai lu tout à l’heure. La «connaissance des femmes», dit la Mère Gisson, est «si simple qu’on en a seulement la sensation, et qu’il faut du temps avant qu’on sache également ce que c’est». A qui faut-il du temps pour savoir ce qu’est la connaissance des femmes? Aux hommes, dont la Mère Gisson dit par ailleurs qu’ils ne veulent ni ne peuvent l’apprendre, ou aux femmes elles-mêmes? Cela reste mystérieux, comme il convient en littérature. Mais ce qui est certain, c’est que la notion du temps est réintroduite dans cette connaissance placée à l’enseigne de l’immédiateté. Et nous pouvons nous rendre compte que tout n’est pas si simple dans cette connaissance de la simplicité. La «connaissance des femmes» s’inscrit dans le temps de par le fait même qu’elle est une connaissance, et qu’elle implique un travail, comme la «connaissance des hommes». Il faut travailler pour s’approcher de ce qui est, pour le sauvegarder. On a toujours opposé la production, démarche proprement masculine, et la reproduction, démarche proprement féminine, qui ne fait qu’assurer la perpétuité de ce qui existe déjà.
Mais la reproduction est aussi un travail, qu’il s’agisse de la reproduction organique (on dit d’une femme près d’accoucher qu’elle est entrée en travail) ou de la reproduction des conditions de vie, de leur conservation: cuisine, ménage, soins aux enfants, aux vieux et aux malades, activités relationnelles de toutes sortes permettant de reconstituer au fur et à mesure les équilibres humains menacés.
Certes, l’inscription dans le temps de la «connaissance des femmes» a plutôt tendance à épouser le cours du temps, à ne pas le bousculer, à en respecter les rythmes, alors que l’inscription dans le temps de la «connaissance des hommes» est empreinte de violence, de la hâte d’être dans le futur, du reniement du passé. Mais là encore, la Mère Gisson introduit subrepticement le doute. Le processus d’extraction du réel de l’intérieur du monde qui caractérise la «connaissance des hommes» se fait, dit-elle «morceau par morceau et patiemment». La patience, qui consiste à faire «de nécessité vertu», comme dit le poète François Deblüe, pourrait bien être à la fois le renoncement – connoté féminin – à maîtriser le temps, et l’entêtement – connoté masculin – à faire façon du temps. La patience féminine et l’impatience masculine pourraient n’être que les deux faces d’une même attitude humaine à l’égard du temps, comme le suggèrent ces vers écrits par une femme, la poétesse Anne Perrier:
«Et ma vie maintenant la voilà
Fruit vert fruit suspendu
Entre deux branches
Impatient d’un poids
Qui le fera choir
Sur la terre promise
Cherchant le feu cherchant le froid
Guettant la brise
Qui l’emportera.»
Quoi qu’il en soit, étant inscrite dans le temps, la «connaissance des femmes» est elle aussi, de toute évidence, un acte de culture. Elle creuse un décalage entre elle-même et le connu, décalage habité par des médiations différentes de celles qui caractérisent la «connaissance des hommes», mais qui relèvent elles aussi du symbolique. L’activité consistant à recoudre entre elles les pièces éparses de la nature est culturelle au même titre que celle consistant à s’opposer à la nature et à tenter de la soumettre.
A travers l’analyse de ce premier extrait du livre d’Hermann Broch, j’espère être arrivée à vous faire prendre conscience d’une double ambigüité. D’une part, dans l’opposition femme-naturelle/homme culturel, les deux termes peuvent revêtir à la fois un signe positif et un signe négatif, et d’autre part cette opposition elle-même peut être considérée comme le fruit d’un malentendu. Avec le deuxième extrait que je vais vous lire, les choses vont encore se compliquer.
Dans ce deuxième extrait, c’est Marius, l’illuminé, qui s’exprime, s’adressant cette fois au narrateur du livre, un médecin qui est venu s’installer dans la communauté villageoise qui sert de cadre au roman. Vous comprendrez tout de suite dans quelles difficultés va nous entraîner Marius si je vous dis que cet homme est rempli de haine à la fois, d’une part, pour la modernité, le progrès et la civilisation urbaine, idéaux traditionnellement associés à la domination masculine, et d’autre part pour les femmes.
«Docteur, c’est comme je vous le dis, toutes les catastrophes du monde viennent de la ville… Docteur, j’ai parcouru bien des routes, j’ai vu bien des choses et, sans cesse, j’ai acquis la conviction que l’antipathie du paysan à l’égard du citadin est justifiée… les paysans du monde entier ont de l’affection les uns pour les autres, s’il n’y avait que des paysans il n’y aurait pas de guerres… c’est de la terre que l’homme tire sa croissance; c’est de la terre que la communauté tire sa croissance, une seule communauté, voilà ce que serait le monde s’il n’y avait que des paysans… mais les villes sont en-dehors de toute communauté parce qu’elles sont pavées, parce qu’elles ont perdu la terre… c’est là que pousse la haine… »
Le narrateur renonce à exprimer à haute voix les réflexions que suscite en lui cette entrée en matière, et Marius continue:
«On quitte les villes et l’on arrive en rampant, haïssable et haineux, on apporte avec soi des machines, des appareils de radio et des hypothèques et, en échange, on veut être nourri de notre pain… comme les femmes, ils s’insinuent dans nos bonnes grâces, eux et leurs affaires, oui, comme les femmes, car ils se donnent seulement l’apparence d’être des hommes par la barbe qu’ils ont sur le visage, mais la cupidité féminine qui est sur leur visage nu, ce n’est pas cela qui peut la cacher.» [… »>
« Ils continuent encore à engendrer des enfants, mais ils ne sont plus des hommes et leurs enfants le sont encore moins et leurs petits-enfants encore moins… plus les villes vieillissent, plus elles s’enjuponnent… leurs barbes, ce sont des barbes de femme, leurs mains, des mains de femme, et la communauté qu’ils entretiennent ensemble, c’est du maquignonnage.
Comment pourrait-il en être autrement, puisqu’ils ne tirent pas leur vie de la terre, mais l’un de l’autre? Gonflés de venin, voilà ce qu’ils sont, à la manière des femmes qui se donnent des allures d’homme, et voilà Ieur haine: molle, aimable et affairée et, comme les femmes, ils ignorent absolument qu’ils ont de la haine et qu’ils sont forcés d’en avoir.»
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«Haineux, despotiques, voilà ce qu’ils sont, eux et leur engeance – haine de femme, despotisme de femme – ils ne veulent pas travailler la terre, ils veulent l’avoir afin d’y planter des hypothèques. Et avec la ruse des femmes ils y ont réussi, ils ont tiré à eux la domination du monde… règne des femmes, règne des femmes … règne de la haine… les villes sont le malheur du monde.»
Ce qui est stupéfiant, dans cette tirade, je crois que vous en conviendrez avec moi, c’est que Marus prend le contre-pied de la Mère Gisson non pas en attribuant une connotation négative à la simplicité de la «connaissance des femmes», que la Mère Gisson revêt, elle, d’une connotation positive, mais bien en faisant de la simplicité une qualité masculine, par contraste avec la rouerie féminine. Il associe la «connaissance des hommes» à une vie proche de la terre, alors que généralement la femme, réduite à son statut de corps fécond, est identifiée à la terre que l’homme laboure et cultive; et il fait des femmes des êtres anti-naturels, corrompus par les artifices de la civilisation urbaine, alors que généralement c’est à l’homme que l’on attribue les pouvoirs de la technologie.
Pour Marius, c’est l’homme qui est immédiat et la femme qui est médiate; ainsi, c’est le règne des femmes qui fait prospérer les hypothèques, ces instruments financiers qui introduisent un décalage entre la possession d’un bien et Ia capacité de le payer; tandis que l’homme produit le pain directement avec son travail. L’amour et la sincérité sont du côté des hommes et des paysans, la haine et le mensonge sont du côté des femmes et des citadins.
Ce point de vue semble contredire tous les lieux communs qui président au discours habituel sur la relation respective des femmes et des hommes à la culture. Pourtant, il a des antécédants dans l’histoire de notre civilisation. Il suffit de songer à Nietzsche qui, quelques décennies avant la rédaction du roman d’Hermann Broch, écrivait dans «Ainsi parlait Zarathoustra»:
«Et il faut que la femme obéisse, et qu’elle trouve une profondeur pour sa surface. L’âme de la femme est une surface mobile et agitée sur un bas-fond. Mais l’âme de l’homme est profonde, son flot mugit dans les cavernes souterraines: la femme pressent cette force mais ne la comprend pas.»
En fait, l’opinion de Nietzsche sur les femmes est bien plus complexe. Dans le même passage, il affirme par exemple que «chez la femme, rien n’est impossible.» Mais on trouve quand même chez lui les germes de ce qui deviendra, à la faveur de la récupération de cet immense philosophe par l’idéologie nazie, la misogynie fasciste. L’homme est en prise directe avec la profondeur du sang et du sol, la femme tricote en surface les misérables bouts de ficelle des nécessités quotidiennes. L’homme est fort, la femme est faible, ce qui l’oblige à se défendre par la ruse et l’hypocrisie (un mot qui a le même préfixe qu’hypothèque, hypo = par en-dessous). C’est pourquoi, dit encore Zarathoustra:
«Que l’homme redoute la femme quand elle hait: car au fond de son coeur l’homme n’est que méchant, mais au fond de son coeur la femme est mauvaise.»
Et même bien avant Nietzsche, n’a-t-on pas constamment stigmatisé le «maquignonnage» des femmes, pour utiliser encore un terme de Marius? C’est-à-dire leur tendance à marchander avec la réalité, à gérer les contradictions, à chercher des accomodements, à aménager l’immanence, en somme à être en toutes circonstances «molles, aimables et affairées» – c’est toujours Marius qui parle; alors que les hommes, balayant d’un revers de main toutes ces médiocres contingences, s’octroient un accès direct à la vérité, à la beauté, à Dieu.
Vous le voyez, la misoygynie de Marius s’appuie sur des arguments exactement opposés à ceux de la misogynie moderne classique, qui fait des femmes des êtres naturels, immédiats, a-temporels et donc a-culturels; tout au contraire, aux yeux de Marius, les femmes incarnent toute la perversion des différents processus de médiation dont elles sont spécialistes. Dans chacune de ces deux formes de misogynie, la grandeur est du côté des hommes et la petitesse du côté des femmes; mais dans le premier cas la grandeur des hommes consiste en leur aptitude à prendre de la distance par rapport à la réalité, à l’accroître et à la transformer par le biais de la médiation culturelle, tandis que dans le deuxième cas elle consiste en leur aptitude à plonger sans médiation dans la profondeur de la réalité. Dans le premier cas, la petitesse des femmes tient à ce qu’elles ne savent pas décoller de la réalité, dans le deuxième cas elle tient à ce qu’elles sont incapables de coller spontanément à la réalité.
Dans la vision crypto-fasciste de Marius, les femmes sont associées à la culture civilisatrice, au laborieux corps-à-corps des humains avec les symboles, par contraste avec le règne naturel et tellurique de la force virile.Contrairement à la Mère Gisson, qui oppose deux-formes de culture, Marius semble rejeter la culture dans un seul camp : le camp des femmes.
Dans cette première partie de mon exposé, j’ai utilisé le mot culture dans son sens le plus large – l’ensemble des médiations à travers lesquelles l’être humain prend conscience de la réalité, l’interprète et la modifie symboliquement. Je vais maintenant en venir à l’acception plus étroite de la culture, c’est-à-dire aux arts et à la littérature.
A vrai dire, la ligne de démarcation entre les deux acceptions du terme culture n’est pas si facile à tracer. Les arts et la littérature sont les domaines dont s’occupent, par exemple, en Suisse, les grands organismes culturels de la Confédération, Pro Helvetia et l’Office fédéral de la culture, ainsi que les services des affaires culturelles des villes et des cantons. Les subventions de ces organismes ne sont a priori pas destinées à soutenir, par exemple, la recherche en sciences humaines et encore moins la recherche en sciences dites «dures», qui sont financées par d’autres canaux.
Cette distinction répond à une logique: d’un côté les disciplines de création, de l’autre les disciplines de réflexion. Elle est aussi nécessaire sur un plan administratif. Cependant, elle sépare un peu artificiellement deux types d’activité qui ont l’un et l’autre pour caractéristique de produire les représentations au moyen desquelles une communauté se forge la perception qu’elle a d’elle-même.
Du reste, dans les rubriques et les suppléments culturels des journaux, dans les revues culturelles, on trouve à la fois, d’une part, des articles portant sur la littérature, la musique, le théâtre, la danse, le cinéma, la vidéo, les arts plastiques et toutes les expressions créatrices mixtes qui se multiplient de nos jours, et d’autre part des articles portant sur l’histoire, la sociologie, l’ethnologie, la sociologie, l’anthropologie, la philosophie, la religion, l’éthique scientifique, les doctrines politiques, la communication etc. Ce mélange vient confirmer que les activités dites créatrices ne se développent pas en vase clos, mais en étroite relation avec la culture au sens large qui s’élabore dans une société, dont les sciences humaines sont à la fois le reflet et l’instrument. L’histoire des arts et de la littérature, la critique littéraire et la critique d’art sont indissociables de l’histoire et de la critique des idées.
S’agissant de la problématique femmes/hommes en matière culturelle, il m’a semblé nécessaire de commencer par rappeler cette solidarité entre culture au sens large et culture au sens étroit. Je vais maintenant essayer de reprendre cette problématique au niveau des disciplines créatrices proprement dites, en abordant successivement les trois thèmes annoncés dans le titre de mon exposé: consommation, gestion et création.
Généralement, je préfère éviter le terme «consommation» à propos de la culture. Je le remplace par «fréquentation» ou j’utilise des périphrases. Mais s’agissant de parler des femmes, je l’ai choisi en toute connaissance de cause, tout en lui attribuant, pour la circonstance, une signification différente de sa signification purement marchande
Comme vous le savez probablement, le mouvement consumériste a été initié, en Suisse romande, par des femmes, et l’actuelle Fédération romande des consommateurs s’est longtemps appelée Fédération romande des consommatrices. Dans l’esprit de cette association, la notion de consommation ne renvoie pas à la poursuite matérialiste d’une accumulation effrénée de biens, à la «fièvre acheteuse» qui a constitué, en tout cas jusqu’au début de la crise économique, l’une des plaies de la société occidentale. Elle renvoie, au contraire, à un comportement économique responsable, visant à améliorer la qualité de la vie de la consommatrice et de ses proches et à servir de contre-poids au pouvoir des producteurs et des publicitaires.
L’expression «consommation culturelle» peut désigner la réduction de la culture à une marchandise et toutes les perversions liées au phénomène de la culture de masse. Mais elle peut aussi désigner l’activité consistant à faire une place pour la culture – au sens des arts et de la littérature – dans le quotidien, afin qu’elle rende la vie plus digne d’être vécue et qu’elle serve de contre-poids aux déterminismes socioéconomiques. Or, il est incontestable que, dans nos sociétés occidentales, les femmes jouent un rôle majeur dans
cette «consommation culturelle» là.
D’après le microrecensement «Temps libre et culture» publié par l’Office fédéral de statistiques en 1990, les femmes attachent un peu plus d’importance que les hommes à l’existence de bibliothèques dans leur commune et sont légèrement plus nombreuses qu’eux à se sentir «pleinement elles-mêmes» en pratiquant la lecture; elles sont aussi significativement plus nombreuses que les hommes à lire la rubrique culturelle d’un journal et à écouter les émissions culturelles à la radio. Enfin, d’après des statistiques lausannoises, elles constituent environ 60% du public des théâtres, bien que cette prédominance ait tendance à s’amenuiser.
Ces indications semblent montrer que les femmes «consomment» un peu plus de culture que les hommes, soit parce qu’elles disposent de plus de temps qu’eux pour des activités dites «gratuites», soit – explication un peu plus fine que la première – parce que les valeurs culturelles (plaisir esthétique, prise de distance par rapport à la tyrannie de la rentabilité) se situent plus haut sur leur échelle des valeurs que sur celle de leurs partenaires.
En outre – ce que le microrecensement fédéral ne dit pas, mais qui est sociologiquement et empiriquement avéré – les femmes s’investissent plus que les hommes dans l’organisation des activités culturelles de la famille et dans la stimulation culturelle des enfants. De même que ce sont souvent elles qui font la navette entre deux couples d’amis pour fixer une date d’invitation ou qui vont à l’agence de voyage pour programmer les vacances familiales, ce sont souvent elles qui choisissent un spectacle et réservent les billets ou achètent un roman que le mari et la fille adolescente finiront par lire aussi.
«Consommer» de la culture dans le sens positif que je viens de définir, celui d’une oxygénation de l’atmosphère confinée et contraignante du quotidien, c’est une activité de médiation dans la mesure où il ya mise en relation du monde donné avec l’imaginaire, introduction d’un élément tiers – l’oeuvre d’art, le roman, le spectacle – entre la conscience et la réalité. Et aménager la «consommation» de la culture dans le cercle privé de la famille est en quelque sorte un redoublement de cette activité médiatrice.
Or, dans les deux cas, l’activité médiatrice qui caractérise la «consommation» culturelle s’oppose aussi bien à la «connaissance des hommes» telle qu’elle est décrite par la Mère Gisson – une connaissance habitée par l’angoisse et le volontarisme – qu’à l’immédiateté virile encensée par Marius. Elle vise à rendre le monde plus habitable, pas à le changer ni, à l’inverse, à revendiquer son authenticité brutale et élémentaire. Elle relève de la conciliation et de la réparation, de l’embellissement et de l’adoucissement de l’être, en fin de compte de ce domaine des soins où se bousculent infirmières et coiffeuses, maîtresses enfantines et gardiennes de vieillards, esthéticiennes et femmes de ménage, et à propos duquel aucun théoricien n’a jamais observé ni exigé un privilège masculin.
Bien entendu, je ne suis pas en train de dire que les hommes qui «consomment» de la culture, au demeurant, heureusement, fort nombreux, ne sont pas de vrais hommes. Je suis en train de dire que, philosophiquement, la pure «consommation culturelle», distincte de toute production culturelle, est un comportement marqué du signe féminin plutôt que du signe masculin, et ceci quelles que soient les interprétations contradictoires que l’on peut donner de la masculinité.
Je passe maintenant au deuxième thème, celui de la gestion de la culture. J’entends par là toutes les activités intermédiaires entre la production et la consommation de culture, à savoir les activités exercées par les responsables de la politique culturelle, par les animateurs culturels, par les directeurs de lieux de spectacles et de musées, par les galeristes, par les éditeurs et par les journalistes culturels, pour ne citer que les principales catégories. Tous ces professionnels exercent une fonction à la fois de passerelles et de filtres entre les gens qui créent des oeuvres artistiques et les gens à qui ces oeuvres sont destinées.
A première vue, ce type d’activité ressemble beaucoup à celui de la mère de famille épluchant l’agenda culturel pour y trouver un bon spectacle «tout public» pour le dimanche après-midi. Mais il ya une différence de taille: le délégué culturel, le directeur de théâtre ou le critique d’art exercent leur activité médiatrice dans la sphère publique. Leurs choix et leurs jugements ont une influence déterminante sur la nature de l’offre culturelle disponible dans une société et sur l’accessibilité de cette offre. Ils distribuent ou refusent des subventions, mettent ou non à disposition un lieu de spectacle, parlentd’un artiste ou le passent sous silence. Or, sans subventions, sans salle et sans écho médiatique, un artiste ou une équipe d’artistes a peu de chances de faire connaître son travail, ou même de réaliser ses projets.
La gestion culturelle au sens où je viens de la définir implique un pouvoir qui, dans notre pays fédéraliste, est très fragmenté et dilué, et un pouvoir qui, dans la plupart des cas, s’apparente au service à la communauté, mais néanmoins un pouvoir. C’est pourquoi, sans surprise, l’avantage des femmes sur les hommes en tant que· consommatrices de culture disparaît dans cette deuxième sphère, où les hommes restent prédominants.
Certes, la proportion des femmes parmi les journalistes culturels est supérieure à celle que l’on constate dans les autres rubriques, et une femme a plus de chances de devenir cheffe de de la rubrique culturelle plutôt que cheffe de la rubrique étrangère. De là à dire que l’influence journalistique culturelle est entre les mains des femmes, il y a un pas qu’il faut bien se garder de franchir.
Récemment, pour les besoins d’une enquête culturelle en Suisse allemande, j’ai demandé au responsable de la communication de Pro Helvetia de me fournir une liste de journalistes d’Outre-Sarine «ayant quelque chose à dire» sur le sujet. Il m’a envoyé une liste d’une dizaine de noms….tous masculins.
Du côté des directeurs d’institutions, quelques musées suisses ont des femmes à leur tête, mais les théâtres et les opéras sont presque tous en mains masculines. Du côté de l’administration culturelle, l’Office fédéral de la culture compte dans ses rangs 23 femmes cadres contre 34 hommes cadres, ce qui est pas mal, mais seulement un cinquième des responsables culturels cantonaux de Suisse sont des femmes et la Conférence des villes suisses en matière du culture compte une seule responsable féminine.
Un article paru dans le numéro du printemps 1991 de la revue de Pro Helvetia Passages – numéro consacré au thème «femmes et culture» – livrait une analyse intéressante de la répartition des tâches dans la diplomatie culturelle. A cette date-là, donc il y a une dizaine d’années, un seul des 9 postes de diplomate chargé-e de la promotion culturelle créés par le Département suisse des affaires étrangères était occupé par une femme, en revanche les femmes étaient nombreuses aux échelons inférieurs, là où il s’agit de mettre concrètement en oeuvre les projets.
J’espère que cette situation a évolué entretemps, mais comme les chiffres que j’ai mentionnés juste avant elle est révélatrice d’une situation de base qui ne correspond pas du tout au préjugé selon lequel «la culture, c’est l’affaire des femmes», alors que les choses sérieuses – l’économie ou la politique – sont l’affaire des hommes. La culture est en fait considérée comme une chose très sérieuse dès lors qu’elle est assortie d’un pouvoirr décisionnel, d’autant plus que ce pouvoir porte sur des enjeux symboliques nimbés d’une aura autrement plus prestigieuse que les bons résultats dans la vente d’un produit. Dès lors, c’est le privilège culturel du mâle qui s’affirme, en tant que pouvoir de changer l’interprétation du monde, ou en tant que maÎtrise du jeu des apparences, comme dirait péjorativement la Mère Gisson.
Cependant, et c’est là que les choses se compliquent de nouveau, les responsables de la gestion de la culture doivent eux aussi viser, comme les chefs d’entreprise, à obtenir «de bons résultats» – mis à part peut-être les journalistes culturels, dont la rentabilité se mesure, aux yeux de leurs rédacteurs en chef, à leur capacité de se faire lire, mais c’est un autre problème. Se pose alors la question de savoir si l’efficacité dans la promotion des biens culturels – version idéalisée de l’efficacité dans la vente des produits économiques – repose sur des ressorts différents selon qu’elle est le fait des hommes ou des femmes.
J’ai eu l’occasion de discuter de ce point avec l’éditrice Marlyse Pietri, l’une des rares femmes à exercer cette profession en Suisse, dont la maison occupe une place importante dans le paysage éditorial de ce pays, et j’ai été très touchée par ce qu’elle m’a dit de sa propre pratique. Pour elle, il y arecoupement entre son identité de femme et son identité d’éditrice, car l’édition est un «métier de sensibilité et de séduction, de liberté et de proximité de l’humain.»
Comme elle le confirmait récemment dans un entretien télévisé, elle est consciente d’exercer un pouvoir, puisque c’est elle qui décide toute seule ce qu’elle va éditer. Mais en même temps, elle a l’impression de se sacrifier (elle utilise ce terme) pour les auteurs et les titres qu’elle édite beaucoup plus que la plupart des éditeurs hommes, qui ont tendance à garder une distance par rapport à leur travail. Et enfin, bien que sa maison d’édition ait la réputation incontestée d’être gérée très professionnellement, contrairement à mainte
maison d’édition masculine, elle m’a dit cette phrase émouvante: «Je travaille comme une mère qui ne veut jamais quitter ses enfants.»
Ce témoignage montre que, dans ce domaine intermédiaire de la gestion culturelle qui se situe entre création et consommation, la «connaissance des femmes», pour utliiser à nouveau le terme de la Mère Gisson, peut venir habiter et donner une âme à ce que cette dernière appelle la «connaissance des hommes» et que les comportements dits masculins et les comportements dits féminins apparaissent souvent, dans cette sphère particulière, comme le recto et le verso d’une même feuille très fine de papier. Alors qu’il y a fort à parier que si Marius devait se prononcer sur cette sphère, il la rejetterait en bloc du côté du féminin, parce qu’elle est par excellence celle d’un pouvoir second et en quelque sorte hypothétique.
En venant écouter une conférence sur «femmes et culture», vous vous attendiez peut-être à ce que l’essentiel de mon propos soit consacré à la millénaire injustice faite aux femmes, confinées dans le domaine de la reproduction et exclues du domaine de la création artistique au nom, si j’ose dire, de la prétendue naturalité de leur nature. Peut-être êtes-vous déçus que je n’arrive au thème de la création qu’en bout de course. Le fait est que mon intention était de ne pas trop m’attarder sur des analyses brillamment et exhaustivement menées par quelques décennies de recherche féministe, mais de mettre plutôt en évidence la complexité des problèmes qu’elles soulèvent.
L’injustice est réelle et bien entendu je la déplore. Les créatrices contemporaines en ressentent encore les conséquences, bien que la starification d’une Pipilotti Rist, devenue l’incarnation même du jeune art suisse, semble montrer qu’elle est en train de s’atténuer. Dans le catalogue d’auteurs de la Suisse latine établi à l’occasion de la Foire du livre de Francfort, dont la Suisse était l’hôte d’honneur en octobre dernier, figurent seulement 31 femmes sur 101 auteurs retenus, à savoir moins d’un tiers: soit les femmes sont encore nettement moins nombreuses que les hommes à écrire des livres dignes de ce nom, soit les écrivaines sont moins connues et moins prises au sérieux. Dans les deux cas, il y a persistance d’une discrimination portant soit sur les conditions de vie qui permettent la création, soit sur sa reconnaissance.
Mais la désexualisation théorique de la création, millénairement marquée du signe masculin, est-elle une opération facile et anodine, qu’il serait possible de mener à bien sans autre forme de procès, dans la foulée de la revendication d’une plus grande justice sociale entre les sexes? Je suis personnellement convaincue que, tout au contraire, le lien traditionnellement établi entre masculinité et création est très difficile à dénouer.
Créer, en effet, c’est faire en sorte que quelque chose, qui avant n’existait pas, vienne à l’existence. C’est donc tout le contraire de ce que la Mère Gisson décrit comme la «connaissance des femmes», qui consiste simplement à reconnaître «ce qui existe réellement», ce qui existe bien avant les efforts de construction déployés par les hommes. Pour la Mère Gisson, qui ne fait qu’exprimer un lieu commun anthropologique aussi vieux que l’humanité, la «connaissance des femmes» consiste à rejoindre l’être tel qu’il est. La reproduction organique, qui n’est autre que la perpétuation de la vie, fait partie de cette démarche. Mais pas la création artistique, qui a pour caractéristique de subvertir l’ordre du monde en y introduisant de nouvelles significations.
A partir de là, pour légitimer théoriquement la figure de la femme créatrice, il faut soit changer la définition de la création elle-même, soit casser un modèle anthropologique qui date de l’époque des cavernes, et affirmer que la dite «masculinité» associée à l’acte créateur n’est pas une prérogative du sexe masculin.
Le «féminisme de la différence», dont j’ai parlé au début de mon exposé, a choisi la première de ces deux voies, en affirmant l’existence d’une créativité féminine spécifique, proche de la reproduction organique, respectueuse de l’être et non-violente, moins soucieuse de produire des significations nouvelles que de faire émerger les significations toujours-déjà inscrites dans le monde.Plus récemment, un courant du féminisme que l’on pourrait définir «postmoderne» a épousé les théories des philosophes de la «déconstruction», qui ont décrété la mort du sujet créateur classique, par définition masculin, et de la création elle-même comme acte individuel d’irruption dans le monde. Le privilège masculin a ainsi disparu par défaut de pertinence, dans une conception de l’art où l’artiste se laisse agir plus qu’il n’agit lui-même. On pourrait se demander si l’on ne rejoint pas ainsi, par un détour pervers de l’histoire des idées, l’adhésion immédiate à l’être dont Marius attribue le privilège aux hommes, mais cela reste pour moi une question non défrichée.
Quoi qu’il en soit, féminisme de la différence et féminisme postmoderne se rejoignent dans la tentative de saper, à leur manière, une conception de la création qui place le créateur en position de surplomb par rapport au monde et qui reconnaît en lui l’ambition de le changer. Pour ma part, j’aurais plutôt tendance à vouloir préserver la connotation en quelque sorte héroïque de la création au sens classique, tout en m’y reconnaissant, en tant que femme, à part entière. Quand j’écris un roman, je cherche à «extraire le réel de l’intérieur du monde» comme la Mère Gisson dit que le font les hommes, et non pas simplement à dire qu’un arbre est un arbre et la terre est la terre. Est-ce ma «part masculine» qui s’exprime ainsi? C’est en tout cas ma part de l’inquiétude, de l’insatisfaction et de la liberté qui font de chacune-e de nous un être humain.