Cet article paru dans «Le Temps» du 20 novembre 2008 présente les résultats d’une recherche effectuée pour le compte du Centre Romand de Formation des Journalistes.
Une femme politique, investie d’un pouvoir dans la sphère publique, s’avère être victime de violence physique dans sa sphère privée. C’est cette situation inédite, dont la protagoniste était la présidente de la Ville de Neuchâtel, que les médias ont eu à traiter entre le printemps et l’été derniers. Une recherche effectuée pour le compte du Centre romand de formation des journalistes (CRFJ) m’a permis de constater que, globalement, la presse écrite romande a fait la part belle à des réflexes sexistes encore bien ancrés dans l’inconscient journalistique. Valérie Garbani est connue pour avoir des problèmes d’alcool et d’agressivité verbale. Quand elle révèle, dans Le Temps du 16 avril, que son compagnon la bat, c’est dans le cadre d’un article faisant état, par ailleurs, d’un épisode où son attitude a été clairement répréhensible: refus de quitter un appartement qui n’était pas le sien, insultes aux policiers. Mais il aurait été du devoir des journalistes de faire d’emblée la distinction entre les comportements blâmables de l’élue, dont elle pouvait être tenue pour responsable, et sa situation de victime de violence, qui était une situation subie.Or, l’attitude générale des journaux que j’ai consultés a consisté à amalgamer les deux aspects du problème, comme dans le titre d’un forum ouvert sur le site de L’Express et L’Impartial: «Les frasques nocturnes de Valérie Garbani». «Frasques», «écarts de conduite» ou «dérapages», autant de termes largement utilisés et incluant le fait d’être battue parmi les motifs de réprobation. L’exemple le plus flagrant de cet amalgame est celui d’un éditorial paru dans Le Matin du 17 avril, où la «descente aux enfers» de la politicienne est imputée, notamment, à la «violence verbale et physique», comme si ces deux formes de violence étaient toutes les deux de son fait!De manière encore plus choquante, la confusion est maintenue lors d’un deuxième épisode qui s’est produit au mois de juin. Un samedi, à 8 heures du matin, Valérie Garbani, réveillée par les coups de son compagnon, appelle au secours par une fenêtre ouverte. Et les journaux de titrer (17 juin): «L’esclandre de trop de Valérie Garbani» (Le Temps), «A quoi joue Valérie Garbani?» (Le Matin), «La vie nocturne de Valérie Garbani continue à faire du bruit» (24 Heures).Parallèlement, on cherche vainement dans la presse de fermes propos de condamnation à l’égard de l’auteur des violences. Ses agissements sont minimisés, voire mis en doute. Le Temps (18 juin) affirme que «la violence domestique se pratique en général dans l’intimité, pas avec les fenêtres ouvertes sur la rue. Et pas au réveil, à 8 heures du matin»; une mini-enquête de la Tribune de Genève (19 juin) suggère que le monsieur en question serait «simple et gentil»; Le Matin (19 juin) s’interroge: «Appeler au secours pour une gifle, est-ce crédible?»Il est vrai que Valérie Garbani elle-même, mis à part dans les moments de crise, fait tout pour disculper son compagnon, renonce à porter plainte et refuse de devenir la porte-parole des femmes battues; mais les mêmes journaux qui s’empressent de prendre ses démentis pour argent comptant publient des interviews de spécialistes dont il ressort clairement que l’alternance d’accusations et de rétractations est un comportement classique chez ces femmes, qui tentent jusqu’au bout de sauver leur couple.La résistance des journalistes à prendre au sérieux des faits pénalement punissables peut être expliquée par plusieurs facteurs: la conviction plus ou moins inconsciente qu’un peu de violence masculine, ce n’est pas si grave; le préjugé ancestral selon lequel les femmes sont toujours un peu fautives, même lorsqu’elles sont des victimes; la personnalité peu conventionnelle de la protagoniste… Mais la cause principale de cette résistance tient probablement au désarroi créé par une situation qui bouleverse tous les schémas connus.Jusqu’à une date récente, le pouvoir politique était une affaire d’hommes, et le modèle de l’homo politicus auquel on demande aux politiciennes de se conformer reste éminemment viril, c’est-à-dire associé à une position dominante dans la société; la collision, chez la même personne, de ce modèle viril et d’un statut éminemment féminin de victime est littéralement impensable. Dès lors, pour rétablir un ordre des choses pensable, les journalistes ont le choix entre deux stratégies.La première consiste à renvoyer la fautrice de «scandale» à une identité de femme fragile et émotionnellement dépendante, délégitimant par ce biais sa présence dans la sphère publique. C’est ce que fait notamment Le Matin, qui ose demander à Valérie Garbani, au lendemain de sa réélection: «Aujourd’hui vous rayonnez. Avouez qu’il y a un homme derrière tout ça» (30 avril).La deuxième consiste à se boucher les yeux et les oreilles face à l’inconvenante intrusion de l’inégalité sociale dans une sphère publique soi-disant égalitaire; la «coupable» sera dès lors traitée à la même aune qu’un député valaisan amateur de nudisme et de coke ou qu’un chef de l’armée harceleur. Cette deuxième stratégie a clairement les faveurs d’un journal dit «élitaire» comme Le Temps, mais on en trouve des traces dans l’ensemble des journaux.