Ce texte a paru dans Le Temps du 14 mars 2017
Bonne nouvelle, les rapports de pouvoir entre les sexes sont traités de plus en plus franchement dans les médias : à preuve, le numéro spécial du Temps du 6 mars, qui dressait un état des lieux agréablement offensif de la question. Le riche dossier du Courrier du 8 mars, consacré à l’intersection entre discriminations sexistes, racistes et économiques, surprenait moins, s’agissant d’un journal qui milite pour la cause des femmes. Quoi qu’il en soit, les médias, même les moins engagés, commencent à prendre conscience de l’énormité de ce problème qu’on avait cru réglé (chez nous) et qui réinvestit l’espace public comme un retour du refoulé.
Sur un sujet, toutefois, les médias semblent avoir peu à dire, sans doute parce que pas grand-chose ne percole vers eux de la société (en termes moins galants, tout le monde s’en f…), et aussi parce que c’est un sujet très difficile : la domination masculine dans la culture, ou plus précisément, dans le champ de la création artistique. Certes, de temps en temps, les médias relaient des polémiques, comme par exemple celles sur la sous-représentation des réalisatrices au Festival de Cannes, ou celles sur le machisme dans les milieux du rap et du hip-hop. Il arrive aussi qu’un média dénonce l’inégalité de traitement entre les sexes dans certaines professions artistiques, comme celles de la musique classique (voir Le Courrier du 27 février). Mais dans l’ensemble, la problématique du poids historique du patriarcat sur la vie artistique contemporaine n’est presque jamais sérieusement thématisée.
La première raison est que, dans ce domaine, les notions d’égalité et de droits sont a priori non pertinentes. De toutes les ressources, le talent est peut-être – hommes et femmes confondus bien sûr – la plus inégalement distribuée, et aucun tribunal ne pourra jamais redresser ce tort. Quant au droit au succès, ou du moins à la visibilité, il fait la paire avec le droit à l’amour qui, comme on le sait, ne connaît pas de lois. On peut compter les lauréates du prix Goncourt ou les œuvres de femmes achetées par les musées, et constater que les chiffres sont pires que ceux de l’inégalité salariale; mais avec cela, on n’aura rien démontré, si on n’arrive pas à démontrer que l’évaluation du talent d’un ou d’une artiste (par les gens du métier et par le public) ou la reconnaissance accordée à une œuvre, ont partie liée avec la question du genre (pas nécessairement au détriment des femmes, d’ailleurs, c’est plus subtil !).
A l’Université de Genève, une journée d’études sera organisée le 17 mars sur la masculinité historique de la figure du professeur. Plus une activité comporte du pouvoir symbolique, plus sa structure patriarcale profonde résiste à l’évolution. Comment peut-on avoir la naïveté d’imaginer que, pour les femmes, la carrière artistique serait une page blanche, après des siècles et des siècles où le peintre, l’écrivain, le compositeur étaient consubstantiellement masculins ? Quand les médias demandent à une personnalité, homme ou femme, quels livres, quels tableaux, quelles musiques l’ont marquée, les œuvres d’hommes, sans surprise, sont omniprésentes dans les réponses. Notre arrière-pays culturel est presque intégralement masculin. Mais l’impact de cette dissymétrie héritée du passé sur la conscience de soi des créatrices et des créateurs, ainsi que sur l’inconscient des «instances légitimantes», reste tabou. «Je ne suis pas légitime, tu comprends ?» a écrit Monique Laederach, s’adressant à un homme, dans un poème.
L’imaginaire collectif dominant a un sexe, mais cela non plus n’est jamais dit. Qui a relevé que l’un des gros défauts du best-seller de Joël Dicker La Vérité sur l’affaire Harry Québert est sa densité en poncifs machistes au centimètre carré ? A l’inverse, le succès (mérité) de la saga d’Elena Ferrante, surtout auprès des femmes, laisse à penser que les lectrices se sentent gratifiées par une histoire qui met en scène le vécu social et psychique authentique des femmes.
Tout cela est très compliqué, et il faut que les milieux intéressés mâchent le travail aux médias, à qui on ne peut pas trop en demander. C’est ce qu’a entrepris de faire, par exemple, l’association Bloom and Boom, qui lancé une réflexion sur la représentation des femmes dans le secteur culturel genevois. En tout cas, les médias commettraient une grave erreur en considérant que, s’agissant de féminisme ou d’autre chose, les questions culturelles ne concernent qu’une petite minorité. Parce que la culture, c’est comme la politique : même si vous ne vous occupez pas d’elle, elle s’occupe de vous.