Ce texte a paru dans Le Temps le 20 juin 2016, dans le cadre d’une page de débat sur la relation entre les écrivains et l’argent.
Le débat en cours depuis quelques semaines sur la rémunération des interventions des auteurs * dans les salons et les festivals est une occasion de poser quelques questions de fond sur la relation des auteurs avec l’argent. Je vais tenter de le faire à partir de la position qui est la mienne, celle d’une écrivaine pas spécialement connue, mais reconnue, vivant en Suisse romande.
Etre payé, ou au moins défrayé, pour les prestations supplémentaires que l’on fournit en marge de l’écriture (débats, conférences, causeries etc.), tous les écrivains, toutes les écrivaines de Suisse romande le souhaitent et le trouveraient juste, moi la première. Mais de quoi s’agit-il ? D’un tout petit signe de reconnaissance de la société à l’égard du produit collatéral d’un travail qui n’a littéralement pas de prix, ou d’une rémunération destinée à constituer une partie du revenu de la personne concernée ?
J’appartiens à une génération (celle des sexagénaires) pour qui gagner sa vie autrement que par la littérature est toujours allé de soi, et pour qui les gratifications symboliques ont toujours compté un peu plus que les gratifications pécuniaires (certes bienvenues !). J’ai l’impression que de nombreux représentants des générations suivantes aspirent, au contraire, à «vivre de leur plume» (ou de leur clavier), au moins partiellement. Je respecte cette aspiration, qu’un certain nombre d’écrivains, excellents ou médiocres, arrivent à réaliser de par le monde, mais j’y vois quand même quelques dangers.
Si on dépend de sa production littéraire et de ses «produits dérivés» pour s’acheter, disons, la moitié de son bifteck, il y a toutes sortes de choses qu’on hésite à faire : écrire sur des sujets qui vous tiennent à cœur, mais inactuels ou peu porteurs ; adopter un style ou un type de construction «difficiles» ; passer dix ans si nécessaire sur un livre ; jeter à la poubelle un manuscrit que l’on n’estime pas réussi ; passer des années sans publier, parce qu’on a besoin de temps pour penser et sentir le monde… Sans compter que le modèle alémanique souvent cité en exemple, où des auteurs gagnent de l’argent grâce à leurs interventions publiques, ne convient pas à tous les tempéraments ni à tous les types d’œuvres.
Il est tout à fait vrai que la majorité des écrivains (dans laquelle je me range) sont les parents pauvres de la chaîne du livre, et qu’il appartient à l’appareil culturel de corriger un tant soit peu cette injustice. Mais il est illusoire de penser que ces corrections volontaristes pourraient transformer l’écriture en une «profession comme les autres.» Pratiquée selon les critères de compétence et d’engagement voulus, c’est bel et bien une profession, et même plus exigeante que d’autres ; mais «comme les autres», elle ne l’est certainement pas. D’une part, parce qu’elle ne comporte (heureusement), ni diplôme, ni échelle de salaires, ni normes de productivité ; et d’autre part parce que l’adéquation entre la valeur intrinsèque de ses produits et la valeur que leur attribue le marché est infiniment plus aléatoire que dans la plupart des autres professions.
Le marché du livre est influencé par toutes sortes de facteurs, dont certains n’ont rien à voir avec la qualité littéraire. On peut pester contre cet état de fait (je ne m’en prive pas). On peut aussi y voir la démonstration que le professionnalisme d’une personne qui écrit et publie est d’une autre nature que celui d’une personne qui pratique la chirurgie cardiaque ou repasse des chemises dans un pressing.
Reste le problème réel et sérieux des moyens de subsistance des écrivains. Ecrire de bons livres, ça demande du temps et de la disponibilité mentale. C’est offensant de s’entendre dire qu’on n’a qu’à faire ça à ses moments perdus. La situation actuelle entrave la liberté de créer de toutes celles et ceux qui n’ont pas une fortune personnelle ou un conjoint doté d’un bon revenu. Mais ce ne sont pas les cacahuètes que la plupart d’entre nous reçoivent (dans le meilleur des cas), en guise de droits d’auteur ou de cachet pour un débat qui peuvent résoudre le problème de fond, qui est celui de l’inaptitude constitutive de la production littéraire à générer de par elle-même un revenu décent et stable dans la durée pour la grande majorité de celles et ceux qui la pratiquent.
Je plaide quant à moi pour la mise en chantier immédiate d’une version plus réaliste et mieux ciblée du revenu inconditionnel de base, qui permettrait de fournir une reconnaissance financière à toutes celles et à tous ceux – y compris, donc, les écrivains – qui produisent gratuitement ou presque gratuitement des biens ou des services peu ou pas cotés sur le marché, et pourtant vitaux pour l’enrichissement matériel ou immatériel de la société.