Entre les lignes, Espace 2, le 5 juin 2013, avec Anik Schuin et Jean-Marie Félix
Il y a longtemps, un amant m’avait écrit: ne neige-t-il pas aussi blanc chaque hiver? C’était une phrase pour dire la candeur de l’amour; à présent je l’entends comme la révélation du tout petit peu que nous pouvons comprendre, à notre mesure humaine, de l’éternité. Je ne te reproche pas ta perspicacité, je te reproche de vouloir me voler mon secret. Il y a du vrai et du faux dans ce que tu as cru deviner. Je ne suis pas en train d’écrire une enquête policière sur «l’énigme fascinante du disque de Phaestos» (tu as trop surfé sur les sites nord-américains…), même si ce serait peut-être le meilleur moyen d’éveiller l’intérêt d’un hypothétique éditeur pour le premier et sans doute unique roman d’une inconnue. L’histoire du disque, pour moi, c’est une histoire qui tourne en rond, qui n’a pas de solution, qui ne peut pas en avoir.
C’est ainsi que le personnage principal Constance Dargaud évoque son travail d’écriture, en réponse aux questions inquiètes de son ami Gerhard. Plusieurs niveaux fictionnels cohabitent dans ce roman de Silvia Ricci Lempen qui gravite autour d’une écrivaine et de son texte. Pris dans ce va-et-vient entre différents univers, le lecteur se voir propulsé dans les rouages de la création, et suit avec anxiété l’aventure troublante d’une auteure qui s’isole dans un monde imaginaire. Vie et fiction deviennent indissociables, dans cette histoire qui tourne en rond tel un ruban de Moebius. A l’image du cycle des saisons, les signes inscrits sur le disque de Phaestos sont répartis sur une spirale, spirale hypnotique égarant les déchiffreurs.
D’amour et de neige
par Julien Burri, L’Hebdo, 27 juin 2013
La Lausannoise Silvia Ricci Lempen publie un roman virtuose sur l’amour et le temps.
Féministe, journaliste et écrivain, la Suissesse Silvia Ricci Lempen poursuit son œuvre littéraire depuis plus de vingt ans. Son dernier roman, stylistiquement renversant, se retourne comme un gant. Déroulée tel un ruban de Moebius, sa virtuosité parfois trop voyante ne doit pas faire oublier ses qualités essentielles: l’émotion et la beauté.
André Gaudard, chef de rubrique au journal Le Miroir, ne s’intéresse plus à l’actualité «brûlante» ni à la chasse aux scoops. Séparé de sa femme, peu lié avec son fils, Christophe (qu’il lui arrive, à sa grande stupeur, d’oublier), il se détache de la réalité. Ou plutôt il commence à l’interroger, à la creuser: qu’est-ce que c’est, être au monde? Comment nos émotions, notre conscience, traversent-elles la «surface du présent»? Alors que nous butons contre «quelque chose d’à la fois épais et léger, la résistance aérienne du passé».
Le temps cyclique.
Mis à la porte, André Gaudard se plonge dans l’étude du disque de Phaistos, trésor archéologique conservé au musée d’Héraklion et sur lequel figure une langue inconnue. Peu à peu, on comprend qu’entre les dépêches d’agences, les faits divers qui remplissaient son quotidien et ce texte vieux de 35 siècles, ce qui compte, pour lui, ce sont les émotions véhiculées. Comment les mots entrent en résonance avec le lecteur et modifient sa présence au monde.
Mais l’étude archéologique n’est pas le seul horizon de cet homme en déroute, qui rencontrera une femme aux cheveux «entre le brun, le fauve et le violet» une couleur à l’image de ce livre, dans lequel rien n’est tranché. Car le récit, souple, suit le flux des pensées. Il bifurque, crée sans cesse des perspectives nouvelles, qui se superposent, s’enrichissent. Un récit capable de passer, en une phrase, sans égarer le lecteur mais en suivant sa logique propre, de la salle de rédaction d’un quotidien à une forêt d’eucalyptus. D’un quinquagénaire perdu à un adolescent suicidaire.
La femme aux cheveux couleur de bois de santal s’appelle Constance. Elle est silencieuse, qualité rare dans une époque bavarde. André a l’impression qu’elle est un personnage de roman. Ne neige-t-il pas aussi blanc chaque hiver dit «la candeur de l’amour»? C’est «une révélation du tout petit peu que nous pouvons com prendre, à notre mesure humaine, de l’éternité». Un des plus beaux livres de la saison romande.
Silvia Ricci Lempen signe un roman sur l’écriture, tout en mises en abyme
par Isabelle Rüf, Le Temps, 15 juin 2013
Un jeu de pistes troublant où l’énigmatique disque de Phaestos sert de guide
Un texte parvenu à l’éditeur dans des conditions mystérieuses, signé d’un seul prénom, Constance, transmis par un intermédiaire anonyme, G. B., qui assure n’avoir écrit que la postface: Ne neige-t-il pas aussi blanc chaque hiver? s’ouvre sur ce procédé éprouvé. Comme Silvia Ricci Lempen est tout sauf une romancière naïve, on est tenté de voir dans ce début un clin d’œil aux clichés du genre.
Les mises en abyme vont d’ailleurs se succéder. Donc: un manuscrit dont l’auteur présumé – une femme – aurait disparu sans laisser de traces. Une postface rédigée par le messager qui relate son histoire d’amour compliquée avec cette Constance envolée. Autrefois journaliste, elle s’est retirée à la campagne pour écrire, dans un isolement volontaire. A son amant, qui vit en Allemagne, elle n’accorde plus que quelques échanges par e-mail, avec réticence, avant de se taire. Inquiet de son silence, il lui rend visite en dépit de l’interdit qu’elle lui a posé. C’est là, dans la maison vide, qu’il trouve, sur l’ordinateur allumé, le roman qu’il imprime et que nous lisons. En annexe figure aussi une reproduction recto verso du disque de Phaestos qu’on peut voir au Musée archéologique d’Héraklion en Crète.
Ce disque, qui tient son rôle dans le roman de Constance, est l’objet de vifs débats, entre archéologues et sur Internet, quant à la signification des signes qui l’ornent. Des extraits de forums de discussion figurent dans le récit, qui utilise d’ailleurs toutes sortes de médias: courriers électroniques, blogs, appels téléphoniques, dépêches d’agence. Ainsi celles que reçoit André Gaudard, chef de la rubrique «Société et Culture» au Miroir, un «honnête quotidien régional». Un métier qu’il exerce sans élan, plus préoccupé par les états d’âme de son fils.
Entre les soucis familiaux et bientôt professionnels du journaliste s’insèrent les e-mails que Constance Dargaud envoie à son ancien amant Gerhard Brandt. Elle y évoque le passage des saisons, son travail d’écriture. Il y est aussi question du fils de Brandt, qui vit à Florence avec sa mère, comme celui de Gaudard. Dès lors s’établit un jeu de décalages entre le côté Gaudard et le côté Dargaud, autour du maléfique disque de Phaestos. Constance – avec ses penchants mystiques – exerce une fascination sur les deux hommes, l’un dans le deuil, l’autre dans le fantasme. Ce que l’ensemble pourrait avoir de métaphysique est tenu à distance par l’ironie de Silvia Ricci Lempen. Elle fait merveille dans les tableaux de société: séances de rédaction, cocktails, tourisme.
Vertiges et jeux de miroir
par Anne Pitteloud, Le Courrier, 22 juin 2013
D’un côté, André Gaudard, responsable de la rubrique «Société» du quotidien Le Miroir, usé par la rapidité et la «trop forte intensité» qu’exige son métier, par l’évolution de son titre qui «s’efforce de défendre sa part de marché en s’adaptant (…) aux exigences d’un journal compétitif». De l’autre, Constance Dargaud, ancienne journaliste politique qui s’est isolée dans une maison en pleine campagne pour écrire un roman. Dans Ne neige-t-il pas aussi blanc chaque hiver?, Silvia Ricci Lempen tisse ces deux fils en alternance pour construire par petites touches un récit qui change de formes et déroute. Comme dans son précédent roman Une Croisière sur le Lac Nasser, l’auteure romande, philosophe, féministe et ex-journaliste, juxtapose les points de vue pour dépeindre la complexité des relations et brosser le portrait de personnages attachants. Ici, aux passages qui suivent les aléas journalistiques d’André – il finira par perdre son poste –, écrits à la troisième personne, succèdent les e-mails que Constance envoie à un certain Gerhard. Quand elle met un terme à leur échange, on lit les réponses que diverses personnes sollicitées envoient à Gerhard, inquiet, qui tente depuis l’Allemagne de savoir ce que devient son amie. Pour finir, André surgit à la première personne, Constance semble s’effacer pour devenir présence fantomatique, et c’est Gerhard lui-même qui clôt ce roman, lui donnant une résolution inattendue. On n’en dira pas plus. Sachez seulement qu’il est question des hasards de la vie et de renaissances, de rencontres et d’écriture, de filiation, mais aussi du mystère du disque de Phaestos.;Car Constance et André sont unis sans le savoir par une même fascination pour le disque de Phaestos, découvert en Crète et datant du IIe millénaire avant J.-C. Ses signes en spirales sont réputés indéchiffrables – plusieurs traductions et théories coexistent, qu’on découvrira peu à peu. La rencontre de ces deux solitudes est ainsi placée sous le signe de Phaestos: «L’histoire du disque, pour moi, c’est une histoire qui tourne en rond, qui n’a pas de solution, qui ne peut pas en avoir», écrivait Constance à Gerhard à propos de son travail d’écriture. Telle est aussi la forme de ce roman qui explore les rouages de la création, et mêle vie et fiction dans une spirale vertigineuse.
Recension de Gaia Grandin dans Viceversa literatur.ch
6 janvier 2014
L’indéchiffrable disque de Phaestos, découvert en 1908 en Crête, s’affiche en couverture du roman de Silvia Ricci Lempen. Aucune datation exacte n’a pu être établie, car le musée d’Héraklion se refuse aux technologies modernes, prétextant la fragilité de cet objet unique en son genre. Le texte poinçonné en pictogrammes sur les deux faces est sujet à de nombreuses propositions de déchiffrement. Ce mystère de l’archéologie passionne deux personnages du dernier roman de l’écrivaine vaudoise née à Rome.
Le récit paraît à son début aussi fragmentaire et énigmatique que l’interprétation du disque de Phaestos. L’impression de fragment, qui s’installe dès la première page par le truchement d’un e-mail placé en introduction au récit, un extrait d’une discussion entre deux collaborateurs de la maison d’édition «la palme», est renforcée par neuf e-mails situés entre chaque chapitre de la première partie du roman. Ces neufs e-mails, signés Constance Dargaud et adressés à Gerhard Brandt, passé un premier instant de surprise, s’insèrent naturellement dans le récit, jusqu’à devenir essentiels à la lecture. On comprend rapidement le lien distendu qui lie cet homme et cette femme : «je me suis rappelé pourquoi, il y a quelques années je suis tombée amoureuse de toi» écrira Constance.
Mais qui est cette Constance qui écrit ? Elle est à la fois l’ex-compagne de Gerhard, une femme qui s’est retirée à la campagne afin d’écrire un roman, et également un personnage de fiction, une femme mystérieuse, écrivaine elle aussi, dont la chevelure possède une couleur innommable et dont tombe amoureux André, le double de Gerhard, protagoniste principal de l’action du récit que Constance rédige. L’effet de boucle interminable d’un récit qui s’auto-génère est brisé artificiellement par le cadre donné par l’e-mail en introduction du récit et par la postface de Gerhard, dans laquelle on apprend comment ce dernier est entré en possession du présent texte, le roman, en quelque sorte. C’est une véritable mise en scène orchestrée d’une main de maître. Une telle complexité dans la composition du récit était-elle absolument nécessaire, pourrait-on néanmoins se demander.
La création littéraire et la solitude qui l’accompagne sont au centre de ce roman. Une solitude choisie qui dérange. L’effacement et l’omniprésence du personnage de l’écrivaine – démiurge qui laisse à l’abandon sa création et qui s’annihile volontairement – inquiètent le lecteur.
À côté de cela, le fourmillement de la vie professionnelle et affective paraît bien dénué de sens. André, journaliste au Miroir, essaie d’une part désespérément de renouer avec son fils et décroche d’autre part d’avec son poste, jusqu’à se laisser renvoyer. L’ironie pointe souvent au travers de la plume solide de Silvia Ricci Lempen.
L’éloignement entre personnes qui s’aiment, la raison d’être de chacun, la conviction d’avoir sa place à soi dans le monde qui nous entoure, la résonance creuse de ce même monde: autant de raisons pour mettre en route l’écriture à la recherche d’un autre sens, toujours à venir.
Peut-être vaut-il mieux pour tout le monde que le disque de Phaestos reste non daté et non déchiffré. Cet objet mystérieux, garant de subversion, devient ainsi une sorte d’horloge symbolique sur laquelle la composition circulaire du récit se calque à l’infini, à l’image du titre du roman.