Publié sur ce site le 28 août 2011
Pour celles et ceux qui viendraient juste de rentrer d’Ibiza : il y a huit jours, le président du jury du festival du film de Locarno a qualifié le film «Vol spécial» de Fernand Melgar rien moins que de «fasciste». Sur Internet, informations et commentaires au sujet de cette affaire se ramassent à la pelle. Mais en fait, la polémique suscitée par les insanités de Monsieur Branco n’est que le dernier épisode en date de ce qu’on appelle en langage journalistique un «marronnier» : le débat – réactivé en moyenne, depuis quelques années, tous les deux ou trois changements de saison – sur l’engagement de l’art. Pardon, je voulais dire sur l’Engagement de l’Art, tant il est vrai qu’à notre époque de «pensée pauvre», certaines majuscules, dans un ultime baroud d’honneur, refusent obstinément de se dégonfler.
Ce qui m’étonne, dans les lamentations récurrentes sur la réticence des créatrices et créateurs contemporains à s’engager (ou, au contraire, sur leur propension à s’engager «de la mauvaise façon», en multipliant les provocations) c’est le peu d’attention accordée à une problématique qui, ces dernières années, est devenue centrale dans la sociologie des médias au sens large, la problématique dite de la «réception». On sait désormais que la critique intelligente d’un article, d’un film ou d’un livre ne peut pas se limiter à l’analyse d’un contenu supposé aussi immuable qu’une pizza surgelée, mais doit prendre en compte l’effet réel que cet article, ce film ou ce livre peuvent exercer sur le public.
Produire de la culture, sous quelque forme que ce soit, et la mettre en circulation, c’est évidemment aspirer à provoquer une modification, fût-elle infime, dans l’esprit d’autrui. Changer au moins un tout petit peu l’idée que les gens se font de l’état du monde, ou plus simplement leur donner à respirer une goutte du parfum doux-amer de la vie. Mais l’esprit d’autrui – pour faire un clin d’œil au précédent film de Melgar – est une forteresse, et il faut trouver la bonne porte d’entrée.
S’agissant d’art, la bonne porte d’entrée est toujours une affaire d’esthétique, même et peut-être surtout quand ce qu’on cherche à dire touche à la dimension du politique. A chaque artiste de trouver ses moyens propres pour ébranler la conscience des gens, y susciter une émotion, y allumer une étincelle ; mais cela suppose, de toute façon, de les prendre au sérieux avec leur sensibilité, leurs souffrances, leurs colères, leurs idéaux et leurs contradictions, leurs préjugés et leurs bouffées de compassion, leur inextricable complexité humaine. De prendre au sérieux, aussi, l’époque qui est la nôtre, où l’on ne supporte plus les donneurs de leçons qui prétendent distinguer dogmatiquement le bien du mal et les bons des méchants. Mais qui est en même temps une époque blessée, recroquevillée face à la peur des autres, devenus tout d’un coup trop nombreux et trop proches.
Le sens d’une œuvre, aujourd’hui plus que jamais, ne tient pas seulement aux convictions de de son auteur-e, mais aux moyens esthétiques employés pour ouvrir le dialogue avec les «récepteurs». Dans nos pays occidentaux, au XXIe siècle, le véritable «art engagé» est l’art qui arrive à dire, sans compromissions, tout ce qu’il a à dire, mais dans un langage que le public contemporain, rongé par le soupçon et par l’angoisse, est en mesure d’entendre, de s’approprier, d’élaborer. Le débat se réactive sur un malentendu qu’il serait temps de lever une fois pour toutes : l’engagement d’un artiste ne se mesure pas au volume sonore de ses anathèmes, mais à son talent pour se faire écouter. Avec des mots dépourvus de majuscules.