Publié sur ce site le 2 décembre 2009
Le personnel est politique, me dis-je pour m’encourager. Le génial slogan des années 1970 vient à mon secours au moment où je m’apprête à contrevenir à mes propres principes. Ne m’étais-je pas juré que, sur ce site, il n’était pas question de parler de ma vie privée ? Et ceci, pas pour «protéger mon image» ( qui ne court guère le risque d’être peopolisée), mais par fidélité à la distinction archaïque entre deux types différents d’événements : ceux qui méritent d’accéder à la sphère publique et ceux qui ne relèvent que de l’intimité. Je sais, ça fait bizarre, mais j’ai une excuse, j’ai vu le jour dans les années cinquante… Bon, eh bien, trêve d’états d’âme : je viens de me marier.
Plus exactement, je viens de me remarier (ce sont des choses qui arrivent, surtout en Suisse, où le pacs hétérosexuel n’existe pas). La première fois, ivre de joie à l’idée d’échapper à l’influence de mon padre padrone, j’avais troqué innocemment mon patronyme romain contre celui, bernois, de mon mari. J’avais été S.R., je serais désormais S.L. La loi suisse de l’époque, du reste, ne laissait pas le choix. Quelques années après, légèrement dégrisée, je jugeai bon de corriger le tir et j’imitai mes copines féministes en adjoignant, moyennant un trait d’union, mon ancien patronyme au nouveau: S.L., qui avait été S.R., se transforma en S.L.-R. Mais S.L.-R non plus ne devait pas durer. La Suisse adopte un nouveau droit matrimonial, qui permet à l’épouse de garder son nom (enfin, celui que lui a légué son père), à condition de le faire suivre par celui de son mari. Ni une ni deux, exit S.L.-R, sonnez clairons pour S.R.L. (sans trait d’union, me voilà émancipée).
La roue de la vie tourne, je divorce et là, je cale. J’ai signé quelques livres et des centaines d’articles en combinant diversement les patronymes de deux hommes. Cette laborieuse identité est désormais la seule que j’ai : S.R.L. je suis, S.R.L. je resterai. Oui, mais voilà, bien des années plus tard, je repasse devant l’officier d’état civil. Le cœur en joie mais le stylo un peu renfrogné au moment de tracer ma nouvelle signature, où un M vaudois doit remplacer le L bernois. «Ecoutez, je dis au monsieur, je crois que S.R. suffira».
Dorénavant, je dois me concentrer pour ne pas m’emmêler dans mes identités. Signer S.R.L. mes productions intellectuelles (pour continuer à être reconnue) S.R. le reçu du mazout (ma signature courante) et S.R.M. mon passeport suisse, si je décide de le refaire. Pas besoin, en revanche, de changer mon passeport italien, vu que la machiste Italie, sur ce point, montre l’exemple : en Italie, qui naît S.R. le reste jusqu’à sa mort.
Cette petite histoire très personnelle est politique, parce qu’elle soulève la question épineuse du droit à la stabilité identitaire. Une notion à première vue largement démonétisée à notre ère d’identités composites (voir Diam’s, qui se présente à la fois comme rappeuse et comme femme voilée fréquentant la mosquée). Le bon vieux «Sujet» de la philosophie, permanent et droit dans ses bottes, tend à laisser la place aux subjectivités variables, pluriculturelles, voire plurisexuelles. Très bien. Sauf que le nomadisme onomastique imposé aux femmes suisses de ma génération n’a rien d’une excitante coquetterie postmoderne. Il date d’un temps où la stabilité identitaire trônait au sommet de l’échelle des valeurs – mais pour les hommes seulement, les femmes n’étant que leurs appendices. Et il ne semble pas que les hommes postmodernes, fussent-ils adeptes de l’hybridité, aient renoncé en masse au monisme patronymique. Alors, les filles, un conseil d’amie : changez de mari, d’amant, de style vestimentaire, de langue, de pays, de religion, de convictions, d’orientation sexuelle et même de sexe si ça vous chante, mais défendez bec et ongles votre nom.