Lettre ouverte à Maître Marc Bonnant parue dans «Le Temps» du 16 janvier 2009
Maître,
Vous avez été invité, le vendredi 9 janvier, entre 7h.30 et 8h., sur les ondes de la RSR La Première, à exprimer votre opinion sur la quête d’égalité qui caractérise, ou caractériserait, les sociétés occidentales contemporaines. Avec votre tranchant habituel, avez développé l’idée que le goût de l’égalité est «l’utopie des indignes», l’utopie d’une société qui n’est plus assez forte pour porter sans flancher le fardeau de la liberté.
Nous ne sommes plus, avez-vous dit, sur les murs de Troie ; notre idéal c’est, désormais, le retour à Ithaque, la jouissance des médiocres plaisirs familiaux, la paisible harmonie du quotidien. Sans doute songiez-vous, en mentionnant les murs de Troie, à la célèbre scène de l’Iliade où Andromaque, tenant dans ses bras le petit Astyanax, tente de dissuader Hector de s’engager dans un combat héroïque et mortel. Car l’indignité qui nous ronge les os, la décadence de notre époque envieuse et paresseuse, est imputable, d’après vous, à l’empire croissant du «féminin».
Vous êtes, Maître Bonnant, un homme de grande culture, et je ne doute pas que vous ayez lu, autrefois, Simone de Beauvoir ; permettez-moi néanmoins de vous rafraîchir la mémoire. Dans Le Deuxième Sexe, cette philosophe dit sur le «féminin» des choses fort déplaisantes que vous ne désavoueriez pas. L’inanité, la futilité, le goût borné pour le concret, la faiblesse morale, l’absence de projets, tous ces traits méprisables d’une société où, dites-vous, «les hommes sont devenus des femmes comme les autres», Simone de Beauvoir, bien avant vous, les a décrits comme «féminins». En ajoutant, toutefois, et c’est là, Maître Bonnant, que je fais appel à vos vertus spéculatives, que loin de découler d’une quelconque «nature», le «féminin» a été construit pour étayer le «masculin», pour lui servir de faire-valoir et asseoir sa domination.
En d’autres termes, Hector a besoin d’Andromaque pour faire briller son casque sur les murs de Troie ; et vous, Maître Bonnant, qui vous félicitez d’être exempté des travaux ménagers – ces basses tâches dépourvues de verticalité – que feriez-vous sans votre femme de ménage? On pense mal, savez-vous, quand la lessive n’est pas faite…
Les valeurs viriles dont vous avez la nostalgie – âpreté des idées, hiérarchies structurantes, autorité, effort, culture des élites – n’ont pu se développer et triompher sur la planète que moyennant l’assignation au monde des femmes de la constellation de leurs contre-valeurs : la compassion, la sensibilité, la domesticité, le pacifisme – l’envie de rentrer à Ithaque les pieds dans les pantoufles. Le «masculin» et le «féminin» font ainsi système, dans la mesure où le premier se défausse sur le second d’une part d’humanité qui est commune aux deux sexes. Ce qui permet, en prime, de dédaigner celles qui l’assument.
L’égalité des sexes est une chose compliquée et je comprends qu’on puisse y perdre son latin, même quand, comme vous, je crois, on maîtrise bien les langues anciennes. Un certain discours à la mode, soi-disant égalitaire, en réalité crassement conservateur, prône la revalorisation des «valeurs féminines». Vous voyez rouge ? Moi aussi. Mais votre erreur, c’est de confondre le «féminin» et les femmes. Vous déplorez la «confusion des genres», par quoi vous entendez l’alignement du genre fort, le genre masculin (supérieur par nature ?) sur les valeurs débilitantes du genre faible. Mais ces «valeurs féminines», c’est vous qui les avez produites ! Pas vous personnellement, bien sûr, Maître Bonnant. Vous, c’est-à dire les hommes en tant que groupe social, qui avez confisqué pendant des siècles les valeurs civilisatrices – risque, dureté, progrès, tauromachie intellectuelle – en laissant aux femmes seules le poids de l’entretien de la vie.
Ce à quoi nous assistons, en réalité, c’est le retour de ce que le masculin a refoulé, a expulsé de soi dans un fantasme de toute-puissance. La redistribution des cartes entre les sexes, dans ce contexte, ne va pas sans mal. Elle s’enferre dans toutes sortes de malentendus sur la valence sexuelle des valeurs. Mais c’est un champ de réflexion passionnant, qui mériterait d’être pris plus au sérieux par un homme de votre trempe intellectuelle.