Intervention dans le cadre de la rencontre «Qui n’a plus peur de Virginia Woolf ?» organisée à Lausanne le 16 novembre 2006, avec le soutien de Femscript (réseau d’écrivaines) et de l’AdS, (Autrices et Auteurs de Suisse).
Dans cette intervention, je me propose de vous présenter quelques remarques ou affirmations qui m’ont frappée ces derniers temps, dans la presse ou dans des livres, concernant le rapport entre les femmes et l’écriture. Mon but est de montrer que, s’il existe de nos jours une égalité apparente dans la perception de la figure de la femme qui écrit et de celle de l’homme qui écrit ainsi que dans les attentes qui leur sont implicitement adressées, en réalité cette perception et ces attentes sont encore fortement différenciées.
Je vais commencer par une citation extraite du Samedi Culturel du Temps du 21 octobre 2006. Il s’agit d’une interview de M. Timour Muhieddine, traducteur et professeur de littérature turque, à l’occasion de l’attribution du Prix Nobel de littérature à l’écrivain turc Orhan Pamuk. Après avoir posé à M. Muhieddine différentes questions concernant le rôle de passeur entre l’Orient et l’Occident que l’on prête à Orhan Pamuk, les deux journalistes demandent à leur interlocuteur de leur parler des femmes écrivains turques. Réponse : «Elles ne s’intéressent pas au passé ottoman. Elles ont une approche beaucoup plus ludique de la littérature. Orhan Pamuk est très sérieux. Il cherche à écrire le grand roman turc. Les femmes, elles optent pour la fantaisie et font plus bouger la littérature selon moi.»
Cette analyse pose plusieurs questions. Premièrement, on peut se demander si véritablement aucune écrivaine turque ne cherche à écrire «le grand roman turc», ou bien si celles qui tentent de le faire ne sont pas prises au sérieux parce que ce sont des femmes. Mais admettons que l’analyse soit juste. Est-ce que cela signifie que les femmes sont le véritable avenir de la littérature turque, et dans ce cas pourquoi le Prix Nobel va-t-il à un écrivain, homme, représentatif d’un genre «sérieux» tourné vers le passé plutôt que vers l’avenir ? Ou bien le genre «ludique» pratiqué par les femmes aurait-il des limites indépassables quand il s’agit de rendre hommage à la vraie «grande» littérature ?
Dans un article paru dans le numéro de décembre 2005 du Monde diplomatique, l’écrivain mexicain Carlos Fuentes livrait un vibrant plaidoyer en faveur de la notion de «littérature universelle». Deux grandes pages journal pour montrer que les grands écrivains, de Cervantes à Kafka, nous parlent de notre humanité commune, dans des langages à chaque fois différents mais toujours susceptibles d’êtres entendus par toutes et par tous, parce qu’ils sont universels. Dans ces deux pages, une demi-ligne était consacrée à Nadine Gordimer, pour le reste il ne s’agissait que d’écrivains hommes. On ignore si Carlos Fuentes apprécie, à ses moments perdus, de lire quelques livres ludiques de femmes, quoi qu’il en soit il semble répondre clairement à la question que je posais il y a un instant : on ne plaisante pas avec la «grande littérature», et celle-ci est une affaire d’hommes.
Dans son livre «La marche du cavalier», l’écrivaine française Geneviève Brisac cite Vladimir Nabokov : «J’ai des préjugés contre toutes les femmes écrivains. Elles appartiennent à une autre catégorie». Cette citation date des années 1940, mais, chacun à leur manière, M. Muhieddine et Carlos Fuentes nous montrent que l’idée selon laquelle les femmes qui écrivent sont une race à part a encore toute son actualité à l’époque contemporaine. M. Muhieddine leur fait l’honneur de les considérer, d’une certaine manière, plus intéressantes que les hommes, mais on vient de voir à quel point cet honneur est ambigu. D’autres experts en littérature n’ont pas de ces délicatesses, par exemple Charles Dantzig qui, dans son «Dictionnaire égoïste de la littérature française», paru non pas en 1905 mais bien en 2005, s’interroge. «Comment certaines femmes pourraient-elles être de bons romanciers ? Elles ne regardent qu’elles-mêmes, ne s’intéressent qu’à elles-mêmes, ne se posent de questions sur le monde qu’en tant qu’il a un lien avec elles, sont stupéfaites quand on a remarqué quelque chose qui n’est pas leur obsession. Le seul sujet qui les passionne à part elles est l’amour. Et l’amour, c’est encore elles». Si l’on considère que l’expression «certaines femmes» est un adoucissement politiquement correct de l’expression «les femmes», on prend la mesure du genre de préjugés qui continuent impunément à avoir cours de nos jours. Le critique littéraire turc assigne aux femmes le domaine du ludique, et se félicite de la bouffée d’oxygène qu’elles apportent dans le champ littéraire, le critique littéraire français leur assigne le champ de l’amour, et les disqualifie pour cette raison, mais en fin de compte la conclusion qu’on peut en tirer est la même : les femmes et la grande littérature, ça fait deux.
La grande littérature n’aurait pas de genre, c’est pourquoi elle ne peut être que masculine. Les femmes ont été, sont et resteront différentes, généralement pour le pire, rarement, et de manière ambivalente, pour le meilleur. Différentes, c’est-à-dire intrinsèquement exclues de l’universel littéraire, qui est en réalité un faux universel. J’ai donné quelques exemples patents de cette exclusion, mais on pourrait en donner d’autres, plus subreptices. Observons, par exemple, quelles métaphores sont utilisées pour parler de la littérature. «Un livre, c’est comme une femme, il faut pouvoir le toucher» disait tout récemment un chroniqueur de la Radio romande qui s’exprimait sur l’avenir du livre électronique. Rien de nouveau depuis le temps où Sartre écrivait : «La connaissance est à la fois pénétration et caresse de surface», ou «Le savant est le chasseur qui surprend une nudité blanche et qui la viole de son regard» (citations que je dois à la philosophe Michèle Le Doeuff dans son ouvrage «L’Etude et le rouet»). Une autre citation de Charles Dantzig pour la route (il s’interroge sur l’avenir de la littérature) : «Chaque période s’invente ses amours, et nous vivons depuis trop longtemps avec de vieilles maîtresses flapies à force d’avoir couché. Il y a la postmoderne, toute desséchée d’ironie, il y a la joycienne, toute vautrée d’aise, il y a la beckettienne, vieille fille sentant la cave, il y a la narcissique, au T-shirt jaune sous les bras qu’elle ne change jamais. Fuyons ces os piquants, ces marées de chair, ces odeurs complaisantes ! etc. » Le recours à ce genre de métaphores montre à quel point, malgré toutes les protestations égalitaristes, les femmes continuent foncièrement à ne pas être perçues comme des membres de plein droit de la communauté littéraire ou de celle du savoir.
Les conséquences de cette situation ne sont pas seulement symboliques, mais très concrètes. Par exemple, la chercheuse française Eliane Viennot a publié en 2000 une enquête dont il ressortait que plus de 80% des critiques parues dansLe Monde des Livres, à l’exclusion des éditions consacrées aux «livres d’été», concernent des ouvrages d’auteurs masculins. Peut-être parce que l’été on veut lire des livres ludiques et qui parlent d’amour…Plus généralement, Eliane Viennot montre que, en France, les écrivaines restent quasi invisibles dès qu’il s’agit d’offrir à un écrivain ou à un intellectuel la possibilité d’exprimer une parole d’autorité sur l’état de la littérature, de la culture et du monde en général. Le même constat peut être intuitivement fait en Suisse Romande, où il est rarissime que les journaux et la radio consultent une écrivaine ou une intellectuelle pour parler d’autre chose que de ses propres œuvres. Bien entendu, ce phénomène relève du domaine de l’informel, et on n’arrivera jamais à démontrer que les femmes sont exclues de ce genre de tribunes parce qu’elles sont des femmes. On dira plutôt qu’elles manquent des compétences nécessaires pour s’exprimer sur ces choses éminemment sérieuses que sont la politique ou l’avenir de la société. Ce qui nous renvoie à la question de savoir si les femmes se désintéressent vraiment des questions «sérieuses», si elles s’y intéressent d’une autre manière que les hommes, qui devrait être prise en compte, ou si elles s’y intéressent autant et de la même manière que les hommes sans qu’on accepte de les prendre au sérieux.