Chronique parue dans Le Temps du 12 juillet 2002
Non, ce n’est pas possible, je dois avoir mal vu. J’examine la chose de plus près: ce n’est que du maquillage, mais ce qu’ils imitent à s’y méprendre, ces motifs peints sur la pommette et la tempe gauches du mannequin, ce sont indubitablement des ecchymoses, grumeaux à peine séchés de sang couleur corail. Les yeux mi-clos, une paupière violette, la jeune dame n’a pourtant pas tout à fait la tête défaite d’une nouvelle arrivante dans un foyer pour femmes battues. Disons, pour rester dans les limites de la décence, que se faire tabasser semble ne pas lui avoir déplu. Elle porte une superbe blouse en soie blanche de Givenchy, sur une culotte rose gansée signée Morgan.La photo fait partie d’un reportage de mode, romantiquement intitulé «Hymen», dans le numéro d’été du magazine Profil Femme. Outre le thème des ecchymoses, repris dans une autre photo, celui des cicatrices est aussi exploité: coutures blanchâtres sur le front, assorties à deux yeux au beurre blanc, pour mettre en valeur un somptueux blouson-chemise immaculé; ou alors luxueusement argentées comme les broderies du top de tulle porté par une mariée pâmée, les jambes en l’air, les chevilles entravées par une ceinture à chaîne.
Si ces photos étaient accrochées aux cimaises d’une galerie d’art, on nous expliquerait doctement qu’elles sont là pour «faire réfléchir». Dans un magazine féminin, leur but avoué est de faire rêver, but lui-même subordonné à celui de faire vendre (le magazine plus encore que les vêtements présentés). Mais qu’on montre, pour faire rêver, des victimes de violence sexuelle, voilà qui, pour le coup, fait vraiment réfléchir.A la permanence du stéréotype selon lequel les femmes ne jouissent jamais autant qu’en se faisant violer. Mais aussi à la nouveauté d’un climat culturel où le cynisme se porte déboutonné sur les épaules, où morale et immoralité peuvent devenir interchangeables sur la piste du grand cirque de la séduction.