Opinion parue dans Le Temps du 19 février 2000 à propos de l’initiative dite «des quotas»
«La parité hommes-femmes dans les instances politiques ne se réalisera pas d’elle-même, il faut lui donner un coup de pouce»: sans vraiment nier l’ambiguïté théorique du système des quotas, beaucoup de femmes et certains hommes féministes déclarent y adhérer par pragmatisme, «pour faire avancer les choses». Mais quelles «choses» veut-on faire «avancer»? En vue de la réalisation d’une véritable égalité sociale entre les sexes, cette initiative est non seulement une erreur philosophique mais une faute politique.
L’initiative propose de partager le corps électoral et le personnel politique en deux catégories distinctes selon le sexe biologique. C’est une régression dramatique par rapport aux objectifs du mouvement féministe, qui s’est tant battu pour que, dans tous les domaines de la vie, les femmes ne soient plus réduites à la donnée naturelle constituée par leur appartenance au sexe féminin. Tota mulier in utero, «toute la femme est dans l’utérus», cet antique verdict misogyne semble trouver un nouvel écho dans le texte de l’initiative: toute l’électrice, toute l’élue serait-elle dans l’utérus?
L’affirmation selon laquelle «les femmes» seraient équitablement «représentées» en politique si le nombre d’élues égalait celui des élus présuppose qu’il existe un lien de représentativité automatique entre électrices et élues, entre électeurs et élus. Or, en obtenant les droits civiques, après des millénaires d’exclusion, les femmes sont devenues des sujets politiques à part entière, se définissant, comme les hommes, par leurs idéaux sociaux, leurs options économiques et leurs sympathies partisanes, qui diffèrent d’une personne à l’autre. La représentativité n’est pas une affaire d’identité sexuelle, mais de choix politiques.
Soutenir la cause des femmes est bel et bien un choix politique, mais toutes les femmes ne sont pas féministes, et certains hommes le sont. Ce qui doit «avancer», en termes féministes, ce n’est pas d’abord le nombre d’individus de sexe féminin dans les législatifs et les exécutifs, dont l’actuelle faiblesse n’est qu’un symptôme de l’état de notre société; c’est le niveau de conscience, chez les femmes comme chez les hommes, quant aux structures encore foncièrement patriarcales qui régissent l’organisation du monde du travail, la distribution des responsabilités familiales ou le traitement de la maternité.
Pour cela, il faut s’engager, éduquer, expliquer, élucider les enjeux culturels, encourager femmes et hommes à penser. Supprimer artificiellement un symptôme ne sert à rien, il faut supprimer en profondeur les causes du mal.
«Mais ne peut-on pas agir simultanément sur les effets et sur les causes?» Oui, à condition que la méthode adoptée pour combattre les effets n’aboutisse pas à un renforcement des causes! Malheureusement, tel est bien le risque inhérent à cette initiative, et c’est pour cela qu’elle est aussi une faute politique. Utiliser la parité numérique comme une formule incantatoire, faire croire qu’agir sur le quantitatif (le nombre d’élues) peut provoquer un changement qualitatif (un progrès en matière d’égalité réelle), c’est occulter la substance politique du féminisme, le réduire à une revendication formelle dépourvue de tout potentiel de changement.
En arguant que le principe des quotas n’a rien de révolutionnaire en Suisse, les partisanes et les partisans de l’initiative ne font que souligner, peut-être sans s’en rendre compte, l’apolitisme foncier de leur démarche. Loin de revitaliser le système grâce à l’apport des idées féministes, les nouvelles règles électorales proposées ne peuvent avoir comme conséquence que de le conforter dans son fonctionnement ronronnant. Paradoxalement, en instituant le féminin comme catégorie électorale, l’initiative retarderait son émergence comme véritable catégorie politique.