Opinion parue dans Le Temps du 20 février 1999
Les semaines que nous sommes en train de vivre depuis la double démission d’Arnold Koller et de Flavio Cotti du Conseil fédéral marquent un tournant dans l’histoire institutionnelle de la Suisse. Dans ce pays dont la vie publique est entièrement régie par le système des quotas (cantonaux, linguistiques, confessionnels, partisans), un nouveau critère de représentation est désormais reconnu de fait comme légitime, presque au même titre que les critères préexistants: celui du sexe.Après l’éviction de Lilian Uchtenhagen, l’élection d’Elisabeth Kopp avait été présentée comme un cadeau aux femmes – un cadeau pas trop cher, qui se révéla empoisonné. Celle, dramatique, de Ruth Dreifuss à la place de Christiane Brunner prit l’allure d’une intervention urgente des pompiers pour éteindre l’incendie d’une immense colère. A présent le corps politique, cette formidable autruche, a digéré l’idée désagréable qu’il faudra systématiquement se serrer encore un peu plus sur les strapontins encombrés du pouvoir.
Garantir une meilleure représentation des femmes au Conseil fédéral, ce n’est plus un acte de générosité, ce n’est plus une concession par gain de paix, c’est la reconnaissance d’un dû, dont il faut prendre acte sans murmurer et le sourire aux lèvres, quitte à saper les candidatures féminines individuelles en les disqualifiant sournoisement. Mais y a-t-il vraiment de quoi se réjouir de ce que les femmes (plus de 50% de la population) viennent dorénavant augmenter le nombre des catégories dont la présence au sommet de l’Etat doit être arithmétiquement réglementée?
En Suisse, le mouvement des femmes se bat depuis plus d’un siècle pour une société délivrée des déterminismes traditionnellement liés au sexe. Faut-il vraiment que ce combat se concrétise par la consolidation d’un système obsessionnel où la pesée des intérêts formels prend le pas sur le débat politique – le seul à même, justement, d’ébranler les déterminismes sociaux? La question est en amont de celle de la compétence individuelle, parfaitement indécidable pour presque n’importe quel(le) candidat(e) avec les règles du jeu actuelles; c’est celle, principielle, de la représentativité.
Deux types d’arguments sont généralement avancés pour justifier l’objectif d’une «représentation équitable des femmes» dans les instances politiques, et sa poursuite par des mesures officiellement ou officieusement contraignantes: l’exigence d’une simple justice distributive, et l’apport «spécifique» dont les femmes feraient bénéficier la vie publique. Après les avoir combattus par simple réflexe épidermique, les politiciens (hommes) les gobent maintenant tels quels, ou font semblant de les gober, sans les examiner, parce qu’ils sont dans l’air du temps. Mais l’un et l’autre argument comportent le risque d’une dépolitisation radicale de la problématique, au détriment des femmes elles-mêmes.